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4 | Anaphore
Le récit de Julien
Mais j'ai envie de m'échapper un moment, de respirer au grand air. Ma maison est ancienne, aux murs épais et aux ouvertures étroites, or j'ai besoin de lumière. Je l'attrape et l'attire devant le placard, le jauge rapidement.
- "Tiens! Mets ce tee-shirt et ce short, c'est un peu grand pour toi mais ainsi tu ne saliras pas tes affaires."
J'ai enfilé à la hâte une tenue similaire et il m'a suivi jusqu'à la ferme. J'ai chargé quatre seaux dans la vieille caisse, je lui ai fait signe d'embarquer et nous avons pris la route. Il a levé un sourcil, étonné.
- "Et ça ne te fait rien qu'on puisse te voir en compagnie d'un mec inconnu ?"
- "Ici, on me connait depuis plus de vingt ans. Je bois sans excès, je ne me drogue pas, je vis correctement du fruit de mon travail et je ne suis affligé d'aucune tare par trop rédhibitoire ; pourtant, il ne m'ont jamais vu en compagnie féminine, alors, même s'ils ne sont pas très perspicaces, ils pourraient envisager que je sois gay, oui. Eventuellement."
- "Mais avec un mec comme moi ...
- "Si un croquant me croise en ta compagnie, il pensera : tiens, voilà que ce pédé de Julien Bonnet traîne avec un arabe maintenant ... Pourtant, il nous saluera courtoisement. Plus tard, il racontera cette rencontre à ses potes au comptoir du bar des sports devant un demi éventé et ils éclateront d'un rire gras. J'ai toujours pensé que, parmi eux, certains se cachent, beaucoup nourrissent des regrets et, qu'au fond d'eux, tous jalousent la liberté que je m'octroie et qu'ils n'osent s'accorder. Mais le regard envieux des autres, je m'en fiche."
- "Mais toi, tu n'as pas peur que je sois une de ces racailles des cités?"
Je lui ai jeté un regard en coin, j'ai souri ...
- "Je ne choisis pas mes amants sur leurs origines, je n'élève pas des setters."
D'un coup, un véhément besoin de protestation monte en moi. Les relations homosexuelles ne sont toujours pas fortement inscrites dans les structures sociales et, sous Sarkozy, ont peu de chances de se voir davantage légitimées. Mais, par contrecoup, cette relative clandestinité nous place hors de certains usages, hors de leurs obligations. Je n'ai pas à "épouser" ni un trophée, ni une poupée, ni un patrimoine que je pourrais exhiber, non! Je m'engage alors dans une tirade, tout autant pour moi que pour lui.
- "J'aime que mes amants – attention, je ne parle pas du plaisir rapide d'une pipe anonyme dans l'obcurité d'un labyrinthe, mais d'un moment de sexe, partagé, assumé – j'aime que mes amants soient des personnes, qu'ils me saluent, qu'ils aient un prénom, un métier ... une existence, quoi. Ces ombres évanescentes qui se drapent dans une dissimulation entretenue ne m'impressionnent pas ; parmi tous ceux dont la vie est soutendue par un vrai projet, une passion, aucun n'en fait mystère.
J'aime que mes amants soient des hommes. C'est ainsi ; je me revendique gay et j'aime les belles épaules, les culs poilus, les jolies bites. Les efféminés, mais aussi les indéterminés, les non-binaires comme ils se nomment aujourd'hui, ne m'attirent pas ; ceux-là qui s'évertuent à n'être ni ... ni ... dépensent leur énergie à n'être rien, ou du moins à vainement essayer d'en construire une apparence, souvent sans séduction, dans le déni du réel.
J'aime que mes amants soient des personnes banales qui ont des courses à faire, mal aux dents, du linge sale dans la salle d'eau. Parce que la vraie vie, la mienne en tous cas, est comme ça! Parce que les stars ne sont que des illusions sur papier glacé qu'il faut sans cesse entretenir de notre admiration à sens unique et qu'il faut préserver, quitte à devoir s'effacer totalement.
J'aime que mes amants aient de la conversation et parlent spontanément toutes les langues du baiser, qu'ils aient la peau douce à la caresse et que celle-ci allume des lueurs joyeuses dans leurs yeux, j'aime qu'ils sourient quand ils me font du bien -et réciproquement-, qu'il s'alertent aussitôt que je grimace - et réciproquement -
J'aime que mes amants aient un corps ordinaire, j'abandonne la trompe aux éléphants, le gouffre à Padirac et les narcisses au jardin. Je ne cherche pas l'oiseau rare inscrit au Guiness Book, ni pour ses dimensions, ni pour ses performances, ni pour l'outrance de ses tatouages ou de ses piercings. J'aime un corps qu'on découvre, qu'on amadoue, qui sait vibrer sous les caresses puis s'abandonne avec sincérité, même lorsqu'il garde une retenue. Pas besoin de TOUT dire. J'aime ces petites imperfections qui singularisent chacun et auxquelles, finalement, on s'attache et qu'on retient parce qu'elles sont propres à celui-ci ou à celui-là avec qui ...
J'aime que mes amants soient coquins et joueurs, il n'est pas indispensable qu'ils soient sanglés dans des harnais, qu'ils portent des pinces crocodiles aux tétons, qu'ils soient munis de menottes, de martinets et se fassent prendre en double ou dans un sling mais j'aime qu'ils aient cette lueur maline, qu'ils pimentent l'exercice de pirouettes joyeuses, qu'ils aient de l'imagination plutôt que des comportements trop prévisibles et grossièrement attendus.
J'aime que mes amants se dévoilent, qu'ils montrent leur plaisir, même fugace, sous mes caresses, même modestes. On ne réussit pas le triple axel de la volupté à chaque tour de grande roue, qu'importe! Mais si baiser ne nous rend pas heureux alors, qu'attend-on de la vie?
J'aime que mes amants parlent le langage de la tendresse, même bourrue, qu'ils se blottissent après l'amour, qu'ils sachent dire qu'ils ont eu du plaisir et qu'ils partagent de petites attentions sous la douche qui suit, parce que, malgré tout, si on reste des "pédés" aux yeux de beaucoup, ça comporte aussi d'immenses avantages, comme de lever – un peu- l'interdit d'avoir et de laisser transparaître nos émotions ; j'aime voir que mes amants ont un coeur qui bat.
Ensuite ... mes amants peuvent me dire : adieu, c'était un bon moment mais il est terminé ou encore ils peuvent me faire à nouveau signe, sans pour autant que moi, je me sente obligé de remettre le couvert ... J'aime qu'à partir de ce moment, on se salue même discrètement, qu'on se reconnaisse parce qu'à un instant T, on a partagé des frissons, qu'on s'est montré à poil, en pleine jouissance. J'aime qu'on soit des êtres humains attentifs à nos pairs."
Il a ouvert grand ses yeux incrédules, secoué la tête en tous sens, sifflé entre ses dents.
- "Mais alors, qu'est-ce que je fiche dans ta voiture, moi?"
J'ai ri, vaguement troublé de m'être laissé ainsi emporter par le plaisir présomptueux de l'anaphore, j'ai coupé le moteur, et j'ai fugitivement caressé sa cuisse au passage.
- "Allez, maintenant viens donc avec moi, on est arrivés."
Amical72
amical072@gmail.com
* Lou Reed chante, live, son célèbre : walk on the wild side une virée dans les bas-fonds dont vous trouverez ici la traduction des paroles
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