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6 | Poussière –
Le récit de Julien
En rouvrant les yeux, je découvre que ceux de Mehdi m'observent, tels deux billes sombres et brillantes, et, spontanément, celà ne fait qu'ajouter à l'allégresse spontanée qui règne en moi. Nos galipettes de la nuit me reviennent et je souris à l'évocation de cette plénitude.
- "Bien dormi?"
Il acquièsce d'un murmure et je saute du lit. Nous nous préparons rondement, comme à notre habitude, mais il reste attablé, prolongeant le petit déjeuner, l'air un peu absent. C'est vrai ! Hier, il m'a dit qu'il prend un nouveau poste, plus tard, dans la matinée ...
Je me penche un instant sur lui, le visage dans le creux de son épaule pour respirer son odeur ... Mais sans le toucher, pour résister à cet emballement joyeux qui précipite mon coeur et me ferait céder à l'envie de le prendre dans mes bras, de retrouver la douceur de sa peau, tout ce qui m'est déjà familier en lui.
J'hésite, reviens à son oreille.
- "Ce soir, tu n'as qu'à rapporter ce dont tu peux avoir besoin, installe-toi ... Bon, moi, je file retrouver Lecourt. Bonne journée, Mehdi."
Et j'ai franchi le seuil, porté par cette joie qu'on éprouve quand on s'est libéré du poids d'une question qui nous taraudait en silence. Une interrogation dont la réponse m'est, enfin, révélée ; elle est si simple et si évidente que celà même m'empêchait de la voir.
Ma maison cesse d'être la tanière silencieuse d'un solitaire qui se repose seul, se protège en se tenant à l'écart du monde ... C'est étrange que j'aie aussi longtemps vu celà uniquement comme une conquête ! ... Pour devenir un endroit bruyant où on échange, se confronte à l'autre, où on partage. Un lieu où règne la vie !
Dans cet esprit, travailler avec Lecourt est d'une évidente fluidité, lui-même s'en aperçoit, me sourit, complice, et il s'en réjouit. Je sais qu'il sait, qu'il devine. La moto qui démarre sous le hangar ... Sa main presse mon épaule.
- "Sacré Julien!"
Et ses yeux brillent, chaleureux.
A un moment, il me demande de l'excuser et s'éclipse rapidement vers la grande maison. Je reste là, bras ballants, à attendre son retour. Alors mes pas m'entraînent ... Ô, c'est juste à côté ! Je pousse la porte de ma maison. Uniquement pour respirer encore l'air qui a discrètement changé et comporte maintenant les traces d'une autre présence que la mienne ...
La table a été débarrassée, nettoyée, son plateau de bois fruitier verni luit, le dossier des chaises l'encadrent en formant un feston. Une enveloppe familière est dressée contre la coupe à fruits vide. Je reconnais ce logo, le carré orange et bleu de La Ligue contre le Cancer. Je leur fais régulièrement un don, c'est ma façon d'entretenir la mémoire de mon pauvre père, de conjurer une crainte qui m'effraie, également.
Je la saisis, quelques mots sont tracés sur l'envers.
Cette lecture me transforme instantanément en statue de poussière desséchée. Toute salive se retire de ma bouche qui devient aride et ma langue un parchemin. A l'intérieur de moi, tout s'effondre comme dans un sablier. Je suis un désert vitrifié où ne chante plus aucune fontaine.
"Je préfère qu'on ne se voit plus. Désolé."
Mais qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire de mal pour qu'il m'inflige ça ?
Amical72
amical072@gmail.com
* "Je n'avais jamais ôté mon chapeau / Devant personne / Maintenant je rampe et je fais le beau / Quand elle me sonne / J'étais chien méchant, elle me fait manger / Dans sa menotte / J'avais des dents d'loup, je les ai changés / Pour des quenottes / ..." Georges chante en public : je m'suis fait tout p'tit (vidéo en bas de page)
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