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4 | Amoureux de mon papa – Le récit de Julien
- « C’est toi l’amoureux de mon papa ? »
Quentin est planté devant moi et il m’interroge, calmement. Je ne lis ni agressivité, ni détresse dans son regard limpide mais je sais qu’il persistera jusqu’à obtenir une réponse.
Très tôt, Jérôme m’a présenté ses deux fils, m’imposant une journée pique-nique que j’ai proposé de passer au méandre des moines. Depuis, il les a ramenés régulièrement aux Chênaies, un endroit propice aux balades en pleine nature, à pied ou en VTT.
Mais sur ma proposition, ils ont également participé aux pansages et autre entretien des boxes et se sont familiarisés avec les chevaux.
Les deux garçons tiennent indéniablement tous deux de leur père, ils n’en sont pas moins radicalement différents.
Lucas, le cadet, est plus physique, plus instinctif, plus solaire. Il faut le voir s’allonger à plat ventre sur le dos d’un cheval de trait, ses bras et ses jambes servant à le stabiliser tandis que, rayonnant, il s’abandonne au bercement du pas de l’animal en toute confiance mais sans chercher à plus.
Quentin, lui, est plus cérébral ; il veut pour le moins comprendre à défaut de toujours maîtriser. Il observe, déduit, questionne et, s’il admet qu’il ne peut obtenir de réponse à tout ce qui l’intrigue, il ne se rend pas sans argument.
Là, il est debout devant moi, il a attendu le moment opportun pour ME poser la question. Bien sûr, je pourrais esquiver, après tout, ce ne sont pas MES enfants mais, sans vouloir me parer d’un esprit chevaleresque tout à fait hors de propos ici, son regard convoque l’adulte responsable en moi et me défausser serait ME faire défaut, moi que des questions restées sans réponse, faute d’interlocuteur, ont taraudé si précocement et si longtemps.
Alors, je lui tends la main et l’emmène un peu à l’écart. Je m’installe confortablement et lui laisse le choix entre s’asseoir, rester debout, se placer face à moi ou simplement dans ou même hors de mon champ de vision pour rester à m’observer sans être regardé …
Je me suis accordé ce délai également pour tourner sept fois ma langue dans ma bouche car, si je n’ai croisé ni désarroi, ni colère dans ses yeux, je sais que cette question traduit ses inquiétudes existentielles pour ce qu’elles le concernent, lui, celle et ceux qui l’aiment et qu’il aime en retour.
- « Tu sais comment se font les enfants, Quentin ? »
Il a silencieusement opiné du bonnet.
- « Un homme et une femme se rencontrent, ils se plaisent ou, simplement, ils en ont envie et ils font l’amour, parfois, simplement pour le plaisir.
S’ils l’ont décidé ou n’ont pas pris de précaution, un enfant peut se développer dans le ventre de la femme qui peut alors choisir, ou pas, de devenir maman. Et l’homme peut choisir, lui aussi, de devenir papa, en s’occupant de l’enfant.
Tu SAIS que tes parents étaient amoureux et qu’ils ont décidé d’avoir un enfant, toi, puis un deuxième, ton frère, et ça, rien ni personne ne pourra jamais l’effacer : tes parents vous ont eu par amour et c’est essentiel pour vous, mais pour eux aussi ; vous êtes les traces, les témoins de ces moments d’amour.
Cependant, entre eux, … »
- « C’est papa ! »
J’ai tourné la tête vers lui, interpelé par sa virulence. Il me regarde d’un œil dur.
- « C’est papa qui est parti de la maison ! »
Je hoche lentement la tête en assentiment.
- « Ça, c’est maman qui te l’a dit mais regarde ton père : pour toi, pour ton frère, est-ce qu’aujourd’hui, il est un moins bon papa? Est-ce qu’il s’occupe moins bien de vous, est-ce qu’il vous aime moins fort ? »
Il a baissé la tête et je jurerais que sa lèvre tremble un peu.
- « Moi je suis certain que maman s’applique à vous montrer qu’elle vous aime toujours aussi fort mais que, de son côté, papa en fait tout autant, vous, leurs deux enfants de l’amour. Simplement, ils ont de la peine de ne plus s’aimer, eux, mais cette peine, cette dispute n’est pas la tienne, Quentin, et si tu y prends part, tu vas ajouter à la leur.
En revanche si toi, tu leur montres que tu restes leur fils à tout deux et que tu les aimes, tous les deux, autant l’un que l’autre, peut-être les consoleras-tu, un peu, de n’être plus amoureux ... »
Il ne dit rien et je laisse un blanc avant de reprendre.
- « Tu le sais bien, toi qui va à l’école, qu’il existe toutes sortes de familles. Il y a des enfants qui vivent avec leur maman et leur papa mais c’est loin d’être toujours le cas.
Il y a des familles dont chacun des parents, après qu’ils se sont séparés, a reformé un couple : maman avec son nouveau compagnon et les enfants de celui-ci ; papa avec sa nouvelle compagne et les enfants de celle-là, auxquels s’ajoutent les enfants qu’ils ont ensemble. Cela fait quatre parents, deux maisons, des règles de vie différentes, des tas de frères et sœurs …
Tout au contraire, il y a des couples qui ne peuvent pas avoir d’enfant. Certains y parviennent grâce à la médecine, d’autres adoptent, quelquefois dans des pays lointains, des enfants souvent déchirés entre leurs origines et ceux qui leur apportent tout ce dont ils ont besoin.
Enfin, il y a environ un enfant sur cinq qui n’a qu’un seul parent, une mère, le plus souvent, qui doit pourvoir à tout pour un enfant qui ignore quelquefois QUI d’autre lui a donné la vie. Mais cette maman isolée peut retrouver un homme qui l’aime et qui l’aide à élever ses enfants ... »
Il a haussé les épaules, comme excédé.
- « Le beau-père, quoi! »
Je souris.
- « Et lequel est-ce qui importe Quentin ? Celui qui donne la vie sans le savoir ou celui qui s’occupe chaque jour de l’enfant ? Et avant tout, de quoi penses-tu qu’un enfant a besoin ? »
Il a levé les yeux au ciel et, concentré, s’efforce d’être exhaustif.
- « Une maison pour l’abriter, de quoi manger, avec des légumes verts, des affaires pour aller à l’école, une console pour jouer ... »
Je le fixe en souriant et j’opine lentement du chef.
- « Ça, c’est pour le matériel, mais … De quoi parlions-nous, au début ? »
Ses yeux vont et viennent, ne parvenant pas à affronter les miens.
- « Que ses parents l’aiment ! »
- « Et le protègent aussi !
Mais toi, tu SAIS que tes parent t’aiment ; ta crainte c’est que ton papa, parce qu’il n’est plus amoureux de ta maman, cesse de vous aimer vous aussi … Et c’est d’être dans cette incertitude qui te fait souffrir. »
Il prend une profonde inspiration, élève vers moi des yeux plein de larmes et, vigoureusement, hoche la tête en déglutissant avec peine. Alors je me lève en tendant vers lui une main dans laquelle il niche la sienne sans hésiter puis, forts d’être deux, nous partons à la recherche de Jérôme.
Il est assis au soleil et, non loin, Lucas s’applique à dessiner des cercles en alternance avec des huit à vélo. Quentin se précipitant pour l’entourer de ses bras et enfouir son visage, c’est donc vers moi qu’il tourne un regard interrogateur. Mais Quentin a déjà relevé les yeux vers lui et réussi à rassembler son courage de petit garçon de sept ans.
- « Je voudrais que tu me dises si tu nous aimes encore, papa ! »
Au hoquet qui a soulevé les épaules du petit taureau, j’ai pensé qu’il était, lui aussi, près d’éclater en sanglots … mais ce n’était probablement que l’effet de surprise … car il a souri.
- « Mon chéri, vous aurez toujours un papa et une maman qui vous aiment et sont fiers de vos efforts pour devenir grands. »
Puis il prend une mine contrite pour ajouter :
- « La seule chose qui ait changé, c’est que papa et maman n’ont plus envie de dormir dans le même lit, ni de se faire des câlins.»
- « Alors Quentin est venu me demander si, maintenant, c’est moi ton amoureux. »
Jérôme a haussé nonchalamment les épaules et, sans me regarder, reprend.
- « Papa est comme toi, Quentin ; il se pose des questions ! Julien est l’ami qui m’a écouté réfléchir jusqu’à ce que je comprenne par moi-même ce que je devais faire. Mais il est aussi celui, et c’est important, qui nous a invité pour profiter des chemins, de la forêt, de la rivière, de ses chevaux, pour redevenir joyeux et rire à nouveau ensemble. »
Il serre alors le petit garçon contre lui en me regardant.
- « Et puis les adultes ont aussi leurs secrets que les garçons de sept ans n’ont pas à connaître. Tu sais, parfois, un homme tombe amoureux d’un autre homme ou une dame d’une ... »
- « Je sais. »
Le petit garçon s’est dégagé et se tient droit entre nous, soudain docte.
- « Dans ma classe, il y a une fille, Camille, elle m’a invité pour son anniversaire. Elle a deux mamans, une qu’elle appelle « Maman » et l’autre « Mamoune ».
Il hausse les épaules, désinvolte.
- « C’est chouette aussi ! »
Puis il hèle son frère d’un sonore « Lucas ! » et part le rejoindre en courant.
J’admire l’humilité et le courage de ce petit garçon, nécessaires pour reconnaître qu’il est ignorant, qui cherche à dissiper ses inquiétudes en interrogeant directement l’adulte plutôt que de s’enfermer dans une rumination de ce qu’il redoute jusqu’à y donner corps, trembler d’angoisse et exploser en accusations imputant l’intégralité de l’erreur à l’autre.
Car, très souvent, le point de départ de la dispute est une ignorance, de ce que sait, fait, pense ou ressent l’autre, que l’on comble de suppositions.
J’espère simplement que, dans quelques années, s’il est confronté à des « ton père, ce gros pédé » visant à le blesser, il manifestera la même indifférence que celle qui le protège aujourd’hui et que, pour contrer cette volonté d’utiliser la déconsidération pour le faire souffrir, il saura rester de marbre, ne pas renier son père et conserver intact son amour filial.
Car notre visibilité de gay entraîne celle de nos parents, de nos enfants et de ceux encore à naître ; elle avive, par conséquence, la tentation,toujours affleurante chez certains « traditionnalistes » attachés à une définition restrictive de la famille alors qu’à l’évidence la réalité la contredit déjà, d’une discrimination selon les origines, s’attaquant ainsi aux enjeux imaginaires et symboliques de notre identité.
Ce n’est pas rien d’avoir un « papa pédé ». Alors, imaginons, … deux !
Or notre volonté individuelle de vivre tels que nous sommes au grand jour, la demande de reconnaissance de l’égale dignité de cette sexualité qui nous distingue, n’est pas indépendante des cadres collectifs qu’elle bouscule et nous ne devons en sous-estimer ni la consistance, ni les résistances, ni les incidences qu’elle aura aussi sur la vie de celles et ceux qui nous sont proches et chers.
Les manifestations des opposants au « mariage pour tous » qui ont rassemblé, au printemps 2013, plusieurs dizaines de milliers de personnes donnent à voir le « retour du refoulé » ; ce sont des phénomènes de « crispation » chez tous ceux pour qui la diversité des catégories de sexe, de genre, d’orientation sexuelle, de famille, de filiation …, devenues visibles depuis quelques années, remet en cause des codes politiques et moraux qu’ils pensent immémoriaux et qui structurent leur expérience ordinaire d’un monde social figé et de sa transmission.
Amical72
amical072@gmail.com
Dans son court (144 pages) et très abordable (8€) opuscule, Geneviève Delaisi de Perceval, psychanalyste et anthropologue, aborde, sous la forme très accessible d’un dialogue avec des « enfants » le thème et les contours de la famille, aujourd’hui, à la lumière des récentes évolutions qu’a connu le droit : « La famille expliquée à mes petits-enfants »
"Mais les enfants, ce sont les mêmes, à Paris ou à Göttingen ... » La voilà, la bouche pleine de cailloux qui roulent, elle chante Göttingen
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