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4 | Improbable – Le récit de Julien.
Dés que la voiture est garée dans le champ du Comice, Sébastien s'en extrait, lève la main.
- "Allez, salut."
Voilà qu'il s'éloigne, dodelinant dela tête, roulant des épaules, bras ballants, silhouette faussement pataude et vraie célérité de l'ours qui fuit pour rejoindre sa tanière après qu'il a fait bombance.
Mais je ne veux, aujourd'hui, céder à aucun préjugé : chacun conduit sa vie comme il l'entend ; or, autant je ne renoncerais à aucune parcelle de mon libre arbitre, aussi bien je me refuse tout droit de juger, ni les paradoxes ni les choix de mes pairs, du moins pas au-delà d'une évaluation qui me permet de dire "celà me convient ... ou pas".
Alors, adieu Sébastien. Je n'ai pas d'amertume. Mon coeur d'artichaut échaudé ne retiendra de cet épisode que la satisfaction d'avoir su saisir la chance que tu m'as offerte et, surtout, les éclats de sincérité qui ont, je crois, éclairé cet étourdissant moment de fougue et de volupté virile partagée, même si, toi, tu t'appliques à les chasser de ton esprit aussitôt que consommés.
Aussi, pour couper court, je pars à la recherche d'une connaissance qui me permettra de ramener ma jument dans son pré des Chênaies puis de revenir au Comice. Non que je ne sois pas capable, seul, d'embarquer l'animal à bord du camion puis de l'en faire descendre mais il me faudra ensuite revenir sur le site des festivités, j'ai donc besoin d'un chauffeur pour le retour.
Je me sens d'humeur sociable ce soir et, heureusement, il ne manque pas de bonnes volontés dans cette ambiance qui se veut bon enfant.
Une fois l'animal récompensé de son travail suivi des retrouvailles avec ses pairs à la pâture, puis le camion stationné sous le hangar, cet accommodant voisin me ramène et nous allons prendre un verre ensemble à la buvette. Dans la fumée des grillades au barbecue, l'odeur de la friture et de la bière, chacun s'efforce de faire vivre la légende d'un monde agricole où la solidarité serait la règle première et les mains à serrer ne font pas défaut, non plus que les tapes chaleureuses à l'épaule, ni les joues rubicondes à embrasser, pas plus que les félicitations pour ma prestation souvent ironiquement envisagée comme du folklore, ou encore les messages subliminaux à l'attention de l'important Lecourt qui, ne pouvant être présent, s'est fait représenter mais dont, sait-on jamais, je pourrais avoir l'oreille ...
Et, au milieu, je croise un regard qui s'accroche, celui de ce grand type barbu là-bas. Je le recroise, en fait, car je l'ai déjà remarqué, plus tôt dans l'après midi. Un regard perçant de suricate guetteur qui ne laisse aucun doute sur les intérêts qui animent son propriétaire. Aussi, j'adopte cet oeil qui glisse sur lui sans s'attarder, pour se fixer ailleurs, non loin, comme absolument indifférent mais je SAIS que ma posture lui est clairement lisible, que nous nous sommes reconnus.
D'ailleurs, son propre maintien, très droit, pour regarder au-dela de son interlocuteur, la pupille dans le vague, cette façon de légèrement tourner la tête de côté pour envisager largement ce qui l'environne sans, toutefois, fixer trop lisiblement l'objet de son attention, son petit sourire narquois, tout m'indique qu'il me mate, qu'il m'évalue. Je suis bien placé pour le penser puisque je procède de la même façon et le garde en périphérie de mon champ de vision.
Grand, délié, aux larges épaules qu'habille un polo bleu sport sur un pantalon plus sombre, ses cheveux chatain foncé, mi-longs, brossés en arrière, sont marqués de blanc aux tempes, comme sa barbe fournie l'est, de chaque côté de son menton. Ils encadrent un visage triangulaire au nez fort qui s'éclaire sans cesse d'un sourire avenant dont il ponctue chacune de ses expressions. Je l'imagine en début de cinquantaine, il porte beau.
C'est un mec avec du chien dont je constate qu'il attire les regards, probablement n'est-il pas ou peu connu de cette assistance d'habitués où chacun est identifié, ou il n'habite pas le canton, peut-être y a-t-il une résidence secondaire ...
D'un regard circulaire, je cherche en vain à retrouver alentour mon pote Patrick, un des piliers de l'organisation de ce rendez-vous rituel des agriculteurs du canton, pour le féliciter du succès de cette manifestation mais il reste invisible. Sa petite femme Sylvie, elle, s'active sous le barnum cuisine et, sous sa gouverne, les assiettes bien garnies de grillades appétissantes en sortent à une cadence qui force l'admiration.
- "Bonjour, c'est bien vous qui avez présenté ce cheval tout à l'heure ?"
Il est soudain devant moi, occupant tout l'espace. Avec sa voix profonde et bien timbrée exempte de toute trace de l'accent local rocailleux, ses yeux sombres ironiques plongés dans les miens comme s'il me passait au scanner des pieds à la tête, son aisance sociale de citadin qu'aucune convenance n'entrave.
J'en suis piqué, me prendrait-il pour un balourd pour s'autoriser à m'aborder frontalement avec une telle audace tranquille ?
Il pivote légèrement de côté, écarte un bras.
- "Avec mon ami, nous nous interrogions sur ce regain d'intérêt pour la traction animale, allons-nous retrouver des chevaux au travail dans nos campagnes ?"
Je hausse les épaules avec un air vague car que savent-ils, eux, de cette "traction animale" censée "revenir" pour concurrencer nos puissantes machines polyvalentes ? De ses limites, de ses exigences ? Du labeur aussi, celui de l'animal si harassé qu'il tremble de ses quatres membres et machouille son picotin à grand peine, celui du laboureur, les mains soudées aux mancherons du brabant, la chemise collée de sueur de l'aube au couchant et couvert de poussière ...
Nostalgie de néo-ruraux qui n'ont pas vécu dans leur chair la dureté de ces travaux éreintants ... Ont-il jamais dû tenter de gagner leur pitance à la seule puissance de leurs bras ?
Mais je veux ignorer ces objections car, dans un déclic, derrière le prétexte, je me vois changer de rôle, passant de paysan, éleveur de chevaux postiers participant au comice, à la position "d'objet de convoitise", ostensiblement dragué par deux beaux mecs qui ne cachent ni leurs intentions ni leurs atouts.
Et aussitôt, je me sens prêt à relever le défi, je vais promptement leur montrer à qui ils ont à faire en leur renvoyant manifestement le bouchon ; je me tourne en souriant vers l'ami désigné.
C'est un grand type en fin de trentaine aux yeux clairs, sa barbe de trois jours chatain clair est soigneusement taillée en contraste avec son crâne rasé qui luit comme s'il était poli ; de sa place discrètement en retrait, spontanément, il s'incline imperceptiblement vers moi avec un beau sourire régulier et une main largement tendue dont je m'empare sans hésiter. La poignée est franche et ferme, la peau douce dans ma paume ...
Puis je reviens vers mon premier interlocuteur et ma main en pince accroche fermement son épaule comme si je n'avais que faire des moeurs locales et de leur habituelle retenue et en avais adopté d'autres, plus urbaines, plus actuelles, pour répondre aux siennes sur un pied d'égalité.
- "J'en discuterai avec grand plaisir avec vous autour d'un verre, qu'est-ce que je vous offre ?"
Mes yeux pressants passent rapidement de l'un à l'autre qui se consultent silencieusement du regard, le chauve ouvre la bouche pour répondre mais le barbu le devance d'un sourire.
- "Je dois dire que le bruit, la poussière, toute cette agitation, je suis un peu saturé ! Mais si vous acceptez de nous accompagner jusqu'à la maison, nous vous offrirons volontiers à boire dans un cadre plus ... paisible."
Le salaud ! Une lueur de triomphe qui se fait veloutée danse dans sa prunelle de joueur de poker quand celle de son partenaire vacille. Je ris intérieurement de la situation et de son rapide bouleversement, mais le temps de réfléchir à la façon dont je vais, poliment, accepter, il poursuit.
- "La maison est un peu isolée à environ trois kilomètres du bourg sur la petite route de Saint Martin. Je vais rouler doucement pour vous laisser le temps de nous rattraper."
Ben tiens ! Nous y serons donc tranquilles. Et ne comporterait-elle pas qu'un seul grand lit où tous les amis fraternisent ? Il rompt en précipitant ma décision.
- "On se retrouve dans un instant."
Et, d'un signe de tête, il entraîne son ami non sans avoir subrepticement glissé sa main un instant de mon omoplate jusqu'à mon rein dans un geste enveloppant pour sceller notre accord. Ils s'éloignent d'un pas vif, me laissant tout le loisir de me diriger discrètement vers ma guimbarde. La direction indiquée est à l'exacte opposé des Chênaies, dans la grande plaine et, le village faisant obstacle aux chemins de terre qui débouchent alors tous sur les voies bitumées de la zone urbanisée, c'est la partie du territoire que j'ai le moins explorée à cheval car c'est une terre à blé, sans relief ni ombre.
Comme annoncé, peu après la sortie du bourg, je découvre un élégant coupé-cabriolet Peugeot gris métallisé qui, décapoté, roule au pas. Il accélère à mon approche dés que le passager m'a identifié. Après trois ou quatre kilomètres, nous quittons la voie asphaltée pour un chemin carrossable qui nous mène rapidement à un clos de hautes haies bocagères, timbre vert hirsute et improbable dans le moutonnement d'un désert d'emblavures en attente de labour. Il abrite, sur une pelouse rase, une petite longère tapie et flanquée d'un hangar à quatre fermes de bois où nous stationnons les véhicules côte à côte. Les portières claquent et le barbu se hâte vers la maison tandis que j'envisage le site d'un regard circulaire.
-" C'est charmant, ici."
Ce disant, je détaille à loisir mon voisin ouvertement ; son tee-shirt sombre laisse deviner un torse athlétique et son chino clair révèle une arrière-main fort appétissante, charnue à souhait. Sous mon examen, il s'est comme enroulé sur lui-même, baissant les yeux au sol.
-" Oui, c'est le refuge de Damien. Mais quel est ton prénom?"
- "Julien, et toi?"
-" Antoine."
Il a relevé la tête, plantant maintenant ses yeux clairs dans les miens et nous nous sourions comme deux compères. Je m'efface en écartant un bras en direction de la maison, il s'engage pour la rejoindre et je lui emboite le pas, ma main se posant, au passage, brièvement à son épaule. Je le sens s'attarder jusqu'à ce que mon bras barre son dos en diagonale puis, des volets s'ouvrant en grinçant sur le buste de Damien qui jaillit par l'ouverture, écartant ses deux bras pour les rabattre, il se redresse et allonge sa foulée pour marcher à un pas de distance.
On accède à la porte de la petite maison basse par deux marches, Damien s'y encadre, le haut du corps restant dans l'ombre de l'ébrasure mais je devine qu'il nous observait. Antoine s'efface à son tour et, à mon approche, une main ouverte jaillit à l'extrémité d'un bras tendu.
- "On ne s'est pas présenté, je suis Damien."
- "Enchanté, et moi Julien."
Il ne me lache ni de la main ni de ses yeux qui me détaillent tandis que je franchis la dernière marche et je réponds à son sourire comme dans une reconnaissance réciproque, avec une jubilation pleine de non-dits, de promesses, de défi également. Le jeu entre nous est lancé.
Lorsque je parviens à sa hauteur, sa seconde main vient envelopper mon épaule en camarades, elle me fait pivoter pour libérer un espace où se glisse Antoine dont il s'empresse d'enlacer la taille sans, toutefois, lacher ma main.
- "C'est un de ces purs hasards qui m'ont fait croiser ta route quand tu as amené ton cheval pour ta démonstration. Dans les coups d'oeil que tu envoyais de droite, de gauche sur les badauds pourtant gardés à distance par les barrières, il y avait ce je ne sais quoi qu'on connait bien ... qui m'a fait dire à Antoine "il est de la chorale, ce gars-là." Mais celui-ci a haussé une épaule incrédule qui m'a conduit à relever le pari et à venir t'adresser la parole."
Il a si sèchement serré le bras qui enserre la taille d'Antoine que celui-ci en sursaute, bouche ouverte, les yeux exhorbités. Alors dans un mouvement spontané et que je veux chaleureux, je me dresse sur mes orteils et embrasse furtivement ses lèvres comme pour produire une preuve imparable puis, dans un sourire, j'acquiesce.
Damien a un petit rire.
-" Doucement, les hommes."
Sans vergogne, je tourne la tête vers lui et, simplement, lui rend la pareille. Sa main qui n'a toujours pas laché la mienne me retient une seconde, le temps de lire, dans ses yeux qui brillent, la promesse qu'une seconde manche nous verra ten duo et face à face.
Mais rapidement, il nous entoure tous deux de ses bras en accolade.
- "Qu'est-ce que je vous sers pour fêter notre rencontre ?"
Il se tourne vers moi :
-" Avec alcool ou sans ? Bière, vin ou spiritueux?"
J'opte, bien naturellement, pour le vin et, nous ayant du geste invité à avancer vers le salon, il tourne les talons pour s'acquitter de ses devoirs d'hôte.
Cependant, dans cette petite entrée, je prends le temps d'arracher mes bottines au prétexte d'avoir largement piétiné du crottin tout l'après-midi, puis mes chaussettes, regardant mes orteils pianoter avec soulagement sur les tomettes, se délectant de leur fraîcheur. Antoine est resté planté à me contempler avec un air amusé, alors je me redresse avec un imperceptible étirement du cou, un minuscule allongement de la mandibule, un trouble à peine marqué dans l'oeil, une timide inclinaison du buste, un très léger retroussement des lèvres, un ...
Et comme je l'espérais, il se jette soudain sur elles pour un baiser impatient, langue cabriolante et ronflement de chat. Savoureux dialogue qui se développe savamment, il m'étreint en tous sens de ses mains aux longs doigts qui palpent, pressent, enveloppent quand je reste, bras écartés et raidis, pour manifester clairement ne pas être à l'initiative de cet élan qui m'a saisi à l'improviste.
Damien passe à côté de nous, portant un plateau tintinabulant, puis il revient. Ses mains s'interposent, décollent nos torses et nos lèvres se séparent, luisantes de salive. Damien les embrasse prestement les unes puis les autres avec bonhommie.
- "Comme j'ai pensé qu'un peu de griserie ajouterait utilement au charme de ce moment, à cette improbable rencontre peine de promesses, je nous ai débouché un pinot gris d'Alsace dont j'espère qu'il vous plaira et ouvrira nos appétits."
Amical72
amical072@gmail.com
"On reste, Dieu merci, à la merci d'un conifère / d'un silence inédit, d'une seule partie de jambes en l'air / le soleil est assis du mauvais côté de la mer / quelle aventure, quelle aventure / on flâne, on flaire / on flaire la flamme singulière / on gagne, on perd / on perd la gagne, la superbe" par Benjamin Biolay
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