Premier épisode | Épisode précédent
12 | A ta merci – Le récit de Julien.
Anthony et moi sommes passés à table pour casser la croûte. Il n'y a plus, dans la pièce que cliquetis métalliques des couverts, raclements du métal sur la faience, mâchonnements de mandibules, sans qu'un mot ne soit prononcé. Rien d'autre que des regards échangés.
Je vois se creuser sur son visage, à gauche, une fossette qui répond à celle déjà notée à droite. Comme deux points discrets qui relèvent symétriquement le tissu de ses joues en drapé sous ses pommettes et y hérissent sa maigre barbe. Il casse son cou et plonge le nez dans son assiette mais ne peut dissimuler son sourire. Et moi, je contemple cette joie qui irradie.
Je m'en nourris, elle me restaure.
Ses yeux vont et viennent, étincelants et j'y suis sa curiosité grandissante puis son impatience.
D'un coup, il a bruyamment plaqué fourchette et couteau sur le bois de la table et redressé son buste.
- "Mais qui es-tu enfin ? D'abord ce tableau, puis tous ces livres ..."
Il les désigne tour à tour de la main qui retombe le long de son corps, comme alourdie par l'épaisseur du mystère. Il fonce les sourcils.
- "Et maintenant cette musique si ..."
Sa main s'est envolée, il tend le cou, avance la mandibule, le front plissé.
-" T'es paysan ou pas, d'abord ?"
Je suis resté quelques secondes immobile, protégé par mon sourire, m'amusant de mon avantage. Puis je repousse ma chaise et vais d'un pas tranquille jusqu'au placard. Je l'ouvre et j'en extrais ma cotte, bandie, bras tendu, comme une dépouille animale, un trophée. Mais il me regarde toujours, sans davantage acquiescer.
-" Il en faut plus pour te convaincre ? Alors suis-moi."
Je lève mon index en censeur.
-" N'enfile que tes baskets, c'est à deux pas."
En quelques grandes enjambées, lui sur mes talons, flottant dans son peignoir blanc trop grand. Nous rejoignons les hangars où je lui désigne tracteurs et divers outils dont je nomme la fonction, puis la vieille écurie, aux box encore déserts en cette saison où mes narines palpitent avidement pour capter les effluves équines persistantes.
- "Alors?"
Campé, jambes écartées, poings aux hanches, altier, je l'interpelle du menton. Il se retourne, vient se blottir en appui contre moi, relève la tête, ses yeux dans les miens, il me souffle, ses doigts grignotant déjà la languette fermant ma cotte.
- "Baise-moi, là ! Fort!"
Il déglutit et, sans me quitter des yeux, ajoute un ton plus bas.
- "Attache-moi."
Ma main est venue capturer son poignet pour interrompre son gratouillis et je reste immobile et silencieux, le maintenant sous le poids de mon regard quelques secondes. Je gronde à voix basse.
- "Parce que plusieurs personnes savent où et avec qui tu te trouves en ce moment ? Parce qu'on se connait depuis assez longtemps pour que tu m'accordes une confiance absolue et te livres totalement à moi ? Parce qu'aujourd'hui comme n'importe quelle bimbo écervelée qui exige pouvoir se promener en robe légère en toute sécurité, en tous lieux et à tout instant, tu oublies qu'il y aura toujours des détraqués ou des frustrés que l'opportunité d'une pareille inconséquence affole et dont elle libère les instincts ? Sais-tu bien le soupçon que tu fais naître et peser sur moi ?"
Sa mine est devenue quelque peu contrite, le bleu de ses yeux s'est passablement troublé ; sans doute mesure-t-il son imprudence et s'en trouve-t-il refroidi ou il est juste contrit d'être ainsi rabroué comme unenefant inconséquent.
Pourtant, j'avoue qu'avec sa proposition, il m'a quelque peu émoustillé et que, maintenant, je ne veux pas laisser l'affaire m'échapper, alors je tente de rediriger la machine de son imagination.
- "Pourtant, et parce que tu es un gentil garçon, je crois avoir une meilleure idée."
En même temps que mes bras entourent sa taille et délivrent la ceinture du peignoir de ses passants, je le rassure.
- " L'idée d'une entrave dont tu pourrais te débarrasser facilement au besoin."
En deux tours croisés, la bande d'éponge promptement nouée vient efficacement l'aveugler comme je m'en assure d'un vif geste du poing. J'achève en le faisant tourner en toupie, le bouscule sur quelques pas, changeant de direction à l'improviste pour le désorienter. Je lui intime de retirer ses chaussures pour le voir chanceler en cherchant son équilibre, sans rien à quoi se raccrocher, pieds nus dans l'épaisse litière de paille propre. Je termine en arrachant d'une seule main son peignoir jusqu'à l'entendre protester sans grande conviction mais avec une inquiétude perceptible.
- "Mais je suis aussi complètement à ta merci comme ça ..."
Alors, de ma voix la plus ferme et la plus sonore, je confirme :
- "C'est bien ce que tu voulais, non ?"
Et moi, j'en salive déjà.
Amical72
amical072@gmail.com
Autres histoires de l'auteur :