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9 | Frédéric – Le récit de Lecourt.
J'ai abandonné ces deux beaux quadragénaires vigoureux à leurs ablutions, je suis persuadé qu'ils auront aucune peine à poursuivre cette conversation que mon coup de blues a interrompue hier soir, mais que j’ai relancée ce matin.
Retrouver, très tôt, Julien dans les écuries et, avec lui, renouveler les litières à la force des bras, avec fourche et brouette, reprendre côte à côte ces gestes mécaniques, dans cette économie de moyens propre aux besogneux que nous avons si souvent partagée a fait remonter en moi une vague de tendresse irrépressible. Une certaine nostalgie, aussi.
Mais ensuite, alors que nous buvions tous deux un café, Jérôme est venu se joindre à nous, étirant ses muscles pour achever de s’extraire du sommeil. Cette présence, sa densité dans mon dos, bien que hors de ma vue … Brusquement, j’ai perçu ses moiteurs, ses odeurs d’homme encore pris dans les langueurs de la nuit et, soudain, mes mains ont exigé de se refermer sur sa réalité, dense, chaude, bourrue.
J’ai laissé cette bouffée d’hormones m’envahir, obscurcir ma raison, battre le rappel de mes atavismes. Ces deux beaux hommes, j’ai voulu les entraîner l’un et l’autre dans une étreinte dont il me semblait les avoir indûment privés la veille, dans un élan brouillon, rapide, suffocant auquel on cède sans plus réfléchir, de peur qu’à tenter de le canaliser, il ne s’effondre, ne reflue jusqu’à disparaître en nous abandonnant disloqués, hagards, démunis, réduits en lambeaux épars sur la plage d’où la marée s’est retirée.
L’encorner sans plus de façon, lui, le costaud aux fins cheveux frisés contrastant avec son épaisse barbe drue, lui, le solide aux muscles lourds qui me regarde comme un messager avec une supplique indicible au fond des yeux, à qui je ne sais répondre que par ces vertiges qui nous foudroient et dont je m’étonne d’être l’auteur ; puis me confier à Julien, le laisser nous conduire au fil de ce puissant courant qui nous emporte, nous mêle et nous fond, nous rappelle combien nous sommes irrémédiablement soudés, jumeaux.
Ensuite, le fossé du temps revient se creuser entre nous. Eux, ils sont au plein été, au faîte de leur puissance et, persuadés qu’il en sera toujours ainsi, ils rayonnent. Moi, j’en suis à l’automne, mon hiver se profile et j’en imagine déjà l’issue, là-bas, qui se rapproche. J’ai tenté d’en avertir Julien mais j’ai vu, chez lui si plein de vie, son œil rester incrédule. Or cette courte perspective, loin de m’effrayer, me remplit d’une bienveillance qui, parfois, se teinte d’une pointe de mélancolie mais je suis, heureusement, préservé de toute amertume.
Car j’ai eu la chance de bien vivre.
Fermer un instant les paupières rameute, mieux que des souvenirs, des myriades de sensations qui courent sur ma peau, m'enveloppent, me bercent, m’enlèvent … et me comblent. Bien sûr, je n’ai pas connu tous les délices du vaste monde mais à peine ai-je serré Julien dans mes bras, pressé ma tempe contre la sienne, plongé mon nez dans son col pour respirer son odeur, l’odeur de Julien que je reconnaîtrais entre mille, pour qu’aussitôt se ranime ce sentiment de plénitude, celle-là même qui suit nos extases, sans qu’il me soit besoin d’engager plus avant notre commerce charnel ; désormais, l’évoquer semble suffire à m’en procurer les douceurs, par le sortilège d’une sorte de détachement serein.
Certains, effrayés par ce qu’ils appelleront mon retrait du monde, évoqueront des épisodes de confusion liés à l’andropause. Certes, je vieillis et mon corps m’en informe au travers de mille infimes crispations.
Mais, je mesure la chance que j’ai eu, celle de ciels bleus traversés d’arcs en ciel, la belle vie que je suis parvenu à me construire ! Bien sûr, je me suis parfois fourvoyé, j’ai laissé passer ma chance plus d’une fois, différé souvent, procrastiné parfois, mais ...
"J'ai vécu souriant, toujours plus adouci, / Debout, mais incliné du côté du mystère. / J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai servi, j'ai veillé"*
C’est alors que me revient … Je grimpe à l’étage de la grande maison, j’entre dans cette pièce qui sent la naphtaline où la patronne conserve pieusement les reliques d’une enfance, celle de notre Adrien, les traces de tout ce qui aurait dû faire de lui un fils conforme … au désir de ses parents. Une injonction d’ailleurs paradoxale puisque ceux-ci n’avaient, à tout le moins, pas formé des vœux à l’identique en se penchant sur son berceau de nouveau-né ; ce qui lui rendait, donc, la tâche impossible à exaucer.
Non.
Il a dit "non !" Non, il n'épousera pas religieusement une fraîche jeune fille en robe blanche avec qui il fera de beaux enfants, ainsi qu'il l'a proclamé abruptement à la table dominicale, ajoutant que, non, il ne sera jamais non plus le maître des Chênaies pour faire bonne mesure. Rupture de la sacro-sainte transmission par une émancipation individuelle.
Comment pourrais-je lui en vouloir de cette défection quand moi-même, j'ai oeuvré pour échapper à un enfermement solitaire dans ce destin que, docilement, j'avais d'abord accepté, jusqu'à ce que je rencontre, en Julien, le candidat n'aspirant qu'à m'y remplacer.
Chacun construit sa vie en poursuivant ses rêves. Parfois on doit y renoncer.
J'avoue que, secrètement, je suis fier de mon fils ; j'admire la force de caractère qui lui a permis de ne pas céder à la facilité, de ne pas mettre ses pas là où tout l'encourageait à les poser, de renoncer à une place plutôt confortable, pour se forger un vrai avenir singulier et nous dire : "non, je ne serai pas celui que vous souhaitiez que je devienne."
Mais, sans doute, ne suis-je pas un père ordinaire.
Pour sa mère, le scénario est plus cruel.
Alors, dans cette pièce sans usage à l'étage d'une maison trop grande pour n'abriter que trois personnes qui ne font plus que s'y croiser, a-t-elle élevé ce cénotaphe désormais dédié à la mémoire de son "enfant parfait", mort le jour où Adrien a définitivement brisé son rêve.
Sur les étagères d'une desserte Henri II aux colonnes torses de chêne ciré, elle a aligné des albums pour enfants dont j'extrais ... voilà celui que je cherche : "Frédéric"
J'avais oublié le prénom que l'auteur a donné à ce petit mulot, héros de cette histoire. Avec sa famille, il loge dans un muret de pierre. A l'approche de l'hiver, chacun s'active à amonceler des réserves, tous ... sauf Frédéric. Quand on l'interroge, il répond qu'il se nourrit, lui, de soleil puis, qu'il emmagasine des couleurs ; quand on lui reproche de rêvasser, il rétorque faire provision de mots, sans jamais se départir de son calme.
Mais la mauvaise saison s'éternise et, dans le terrier, il n'y a bientôt plus rien à manger. Tous se tournent alors vers Frédéric et réclament de partager ses fameuses richesses. Juché sur une pierre, celui-ci se met alors à conter, il dit l'été, les fleurs et, fermant les yeux, chacun sent les rayons du soleil le réchauffer, les couleurs s'épanouir derrière ses paupières, chacun se laisse emporter par les histoires du conteur, jusqu'à en oublier la disette.
Assis comme un jeune homme à même le plancher de cette chambre, j'ai tourné les pages illustrées de papier découpés avec la même cérémonie que lorsque, le soir, je lisais à Adrien dans sa chambre, l'histoire de ce petit mulot si différent, si affirmé mais vivant pourtant parmi les siens, parmi ses frères.
Une histoire qui s'adressait autant à moi qu'à lui car, sous la fable poétique, comment ne pas entendre le plaidoyer pour une réelle intégration, à rester soi-même mais au milieu des autres, à la fois mulot parmi ses semblables tout en s'affirmant sa singularité.
Une métaphore de ma trajectoire personnelle.
Comment s'étonner, dés lors, que mon fils ait suivi son propre chemin ?
Amical72
amical072@gmail.com
Ces vers sont extraits du poème "veni, vidi, vexi" issu du livre IV des Contemplations de Victor Hugo. Le titre évoque la formule de Jules César (veni, vidi, vici / je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu) annonçant au Sénat sa rapide victoire sur Pharnace mais l'héroïsme épique de "vici" (j'ai vaincu) y est remplacé par le mélancolique "vixi" (j'ai vécu) S'il est présenté isolé, cet extrait pourrait laisser croire que le narrateur est un vieillard apaisé et c'est ainsi que Lecourt le cite ; or, il est alors entendu à rebours du texte complet dont la première strophe est celle-ci : "J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs / je marche, sans trouver de bras qui me secourent, / puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent / Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs". Hugo écrit le recueil durant son exil à Guernesey et, quand il le publie en 1856, il le présente comme "le livre d'un mort". Le livre IV évoque le décès accidentel de Léopoldine, sa fille aînée et la douleur inconsolable de son deuil, c'est de lui qu'est extrait "veni, vidi, vixi".
Parmi les albums indispensables à l'éducation de nos enfants, "petit bleu – petit jaune" et "Frédéric" sont toujours publiés et les tontons peuvent en faire cadeau à leurs neveux et nièces ; ils ouvrirront à des univers merveilleux, pour peu qu'ils prennent soin de transmettre, en leur en faisant la lecture, le soir, assis à côté du lit. À propos de leur auteur, on lira la courte biographie que son éditeur français, la si nécessaire "école des loisirs" consacre à Léo Lionni.
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