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10 | Le champ libre – Récit à trois voix
Le récit de Julien.
J'ai toujours cultivé une certaine singularité.
Puisque la "Nature" m'a fait différent, que j'ai dû m'en accommoder, m'inventer une vie - car je voulais vivre, pleinement et dignement -, lui construire un sens en dehors de tous les schémas connus et habituels ; puisque je me suis vu contraint de sortir des cadres établis dont aucun ne m'acceptait tel que je suis, je ne m'interdis plus rien de ce que m'autorise la morale républicaine. Je ne considère aucune porte comme m'étant close a priori, plus jamais je n'accepte le "ce n'est pas pour nous" que me soufflaient mes origines modestes.
J'ai monté les marches à l'entrée des musées, des salles de spectacle, de concert, de conférence, un peu au hasard, au début. J'ai été emporté, amusé, séduit ... j'ai aussi connu des éblouissements décisifs, comme ce requiem de Fauré entendu pour la première fois dans une petite église ouverte à l'occasion d'un concert estival. Il m'a couvert de frissons depuis les premières notes de l'introït jusqu'au "Cantique de Jean Racine" donné en bis. C'est lui qui m'a ouvert les portes de la "grande musique" comme disent ceux qu'elle intimide.
Or, je ne m'autorise plus à être timide !
J'ai lu, prêtant une attention de plus en plus exigente à la source dont émane la parole, contrairement aux réseaux où elle reste anonyme et, le plus souvent invérifiable. Je me suis abonné à Libé, familiarisé avec la mise en page exigeante du Monde, j'ai récupéré les vieux Figaro que Lecourt abandonnait ... J'ai cheminé, modestement, j'ai forgé mes goûts, assuré mon pas, affuté mes arguments. Je ne suis pas plus bête qu'un autre.
Attention, je ne fais pas irruption avec fracas comme un soudard en braillant : "j'y ai bien droit moi aussi!"
Non.
Diplomatie et mimétisme discret. Avec Lecourt, j'ai appris celà : me fondre en me rangeant aux codes en vigueur, me faire adopter sans me renier pour autant, et prendre place, comme chacun, à la table commune.
Avec naturel, comme si celà allait de soi.
Ainsi ai-je procédé à la coopérative, à la banque, au comité organisateur du comice, ...
Je me veux irréprochable : je m'efforce de garder mon calme, de rester attentif au discours de chacun, d'être empathique puis, à mon tour, je prends la parole. Jamais ...
Si ! Une fois :
- "Ce sont les propriétaires qui décident."
- "J'ai mandat pour représenter le GAEC des Chênaies." Et j'ai poursuivi, d'un ton égal, personne ne m'a plus interrompu.
Plus tard, à ce récit, Lecourt a haussé une épaule désabusée. Comme pour en faire tomber une poussière insignifiante. Je le crois fier de moi, de mon parcours, tout comme je le regarde avec une certaine admiration. Cette réciprocité nous soude.
Et puis, aujourd'hui, dans ma vie, il y a Jérôme et cette tension érotique permanente entre nous. Comme une rivalité amicale. Car, je le sens bien, Jérôme est, à la fois, différent et très proche, très semblable à moi, trop peut-être ; nos quêtes sont infinies et parallèles.
Lecourt, lui, me reste insondable ; il est celui qui tire le meilleur de moi-même sans rien demander et, parce qu'il est l'Autre, énigmatique, il me limite et bouscule mes désirs comme personne. Parfois, ce lien même m'étreint si fort que c'est comme une douleur, une asphyxie.
Mais c'est Jérôme que j'ai retrouvé ce midi à la maison. Il est venu s'y réfugier après son travail car je vois bien que quelque chose le préoccupe et l'assombrit, une chose qu'il rumine, dont il ne peut parler encore mais qui fait son chemin. Il a préparé le déjeuner, mis le couvert.
Il s'efforce de faire bonne figure sur cette scène de commensalité qu'il a voulue, pourtant, sans cesse, ses pensées le rattrapent et il s'y mure, l'oeil perdu dans des lointains intérieurs.
Un signal sonore me fait machinalement ouvrir mon antique téléphone ; c'est David.
- "Es-tu chz toi pr 1 klin?"
Je souris de la proposition et m'apprête à refermer le clapet, j'ai malheureusement d'autres projets pour cet après midi.
Puis je me ravise et je tape "ok"
Quelques minutes plus tard la porte s'ouvre en coup de vent sur un tonitruant "bonjour". Aussitôt, David arrache ses baskets de la pointe du pied, se débarrasse tout aussi précipitamment de sa parka sur la chaise près de l'entrée, se retourne en jubilant, et ... aperçoit Jérôme. Il s'immobilise, comme pétrifié.
Mais je m'étais approché de lui et je le prends alors dans mes bras ; je l'enlace avec élan, je l'embrasse dans le cou avec un murmure de satisfaction et, surtout, je prends garde de ne pas lui masquer celui qui, je le devine à la tension de son buste, retient toute sa curiosité.
- "David, je te présente Jérôme, un véritable ami."
Ma voix est descendue dans le grave pour insister sur "véritable ami", une volonté un peu solennelle de répéter devant témoin mon attachement à celui que je désigne et, également, un moyen d'étouffer mes quelques scrupules à lui forcer ainsi la main. Car si je ne doute guère de l'intérêt que ne manquera pas de provoquer le solide Jérôme barbu sur David, toujours à l'affût d'une aventure, je suis plus incertain de la réaction du premier.
- "Jérôme, voici David."
Pas besoin de lui en dire plus ; à voir la ligne chantournée que dessine son léger sourire sous sa moustache qui se hérisse, je me dis que la partie est plutôt bien engagée. Comment pourrait-il rester insensible à l'entrain communicatif de ce grand garçon hirsute qui, maintenant qu'il semble s'être libéré de toute culpabilité, assume avec une claire gourmandise son penchant pour les hommes accomplis ? Qui pourrait résister à son sourire charmeur et à ses yeux clairs, à l'envie de le voir négligemment nouer ses grands bras en écharpe autour de soi ?
D'une main appliquée dans son dos, je rapproche David de l'endroit où se tient Jérôme que je pointe de l'index.
- "Toi, je te voyais préoccupé par une idée qui trotte grand train sans que je sache ni laquelle ni comment t'en délivrer lorsque le texto de David réclamant un câlin est arrivé. J'ai, moi, du travail en retard mais je me suis dit qu'à défaut, vous pourriez peut-être vous entendre."
Aucun des deux ne proteste car chacun s'absorbe déjà à envisager l'autre, à l'envelopper du regard, sans doute pour supputer le type de partenaire qu'il sera, sans qu'aucun ne semble encore se décider à prendre l'initiative.
J'ai le net sentiment d'être désormais de trop, aussi je tire ma révérence pour leur laisser le champ libre.
- "Vous avez du café chaud, prenez bien soin l'un de l'autre."
Je sors et, tout en marchant vers le hangar, je jubile intérieurement. Avec la certitude d'avoir accompli une bonne action mais également grandi par une petite fierté, celle d'avoir su me montrer absolument désintéressé dans cette affaire.
Amical72
amical072@gmail.com
En guise de mise en appétit, cette courte vidéo mêle des extraits de l’enregistrement et d’interview de Laurence Equilbey, cheffe, Sandrine Piau, soprano et Stéphane Degout, Baryton qui interprètent le requiem de Gabriel Fauré
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