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11 | Donne un sens à ta vie – Récit à trois voix
Le récit de Julien.
Je rentre à la maison au crépuscule, le soleil se couche précocement, peu après dix-sept heures, à cette période, entre fin novembre et début décembre. Je me sens fourbu et je me réjouis à l'avance d'y retrouver l'amicale compagnie de Jérôme mais je m'interroge : dans quelles dispositions vais-je le découvrir après sa rencontre avec David ? Comment s'est déroulé l'après-midi ?
Je pousse la porte et je l'aperçois l'air absorbé, assis dans le canapé, en peignoir, un ordinateur sur les genoux. Il règne une douce chaleur dans la maison, alors, sans rien bousculer, je file sous la douche puis je reviens, un peu détendu, en peignoir également.
Jérôme relève la tête vers moi, souriant :
- "Est-ce que tu te souviens de ça?"
"Partir un jour sans retour / effacer notre amour / sans se retourner / ne pas regretter / garder les instants qu'on a volés"
D'un coup, la bruyante rengaine a envahi la pièce. Il la coupe et il rit.
- "Bon, je reconnais que ce n'est pas une grande oeuvre, plutôt une de ces scies musicales qui, lorsqu'elles entrent par une oreille, ne te quittent plus de la journée ...
J'allais avoir vingt-cinq ans quand c'est sorti, en mille neuf cent quatre-vingt-seize. Ces trois garçons qui chantaient et dansaient en rythme, avec leurs torses sculptés, lisses et bronzés, m'ont ébloui, ils m'ont paru apporter quelque chose de nouveau. Les yeux bleus de Franck, tu vois, je me rappelle de leurs prénoms, le sourire timide d'Adel et, le plus craquant, Filip avec sa mâchoire carrée et son oeil pétillant de malice."
Jérôme repose le portable à son côté et s'étire sur le canapé, les yeux soudain dans le vague.
- "Non, ce n'était pas cette ritournelle entêtante, ni même leurs chorégraphies acrobatiques de gymnastes qui s'incrustaient en moi. Mais ces trois jeunes hommes sportifs, qui semblaient si simples, si sains, si joyeux m'invitaient à me libérer d'un poids qui écrasait alors mes épaules. Confusément, ils me troublaient aussi."
Il secoue ses épaules comme pour en chasser ce qu'il vient de dénoncer.
- "Puis Béné m'a annoncé être enceinte de Quentin et j'ai cru à un signe m'indiquant que mon destin était d'être ainsi, absolument dans la norme et j'étais sincèrement heureux de ce bonheur qui nous arrivait. D'ailleurs ..."
Il lève un index péremptoire, s'empare à nouveau de l'appareil, ses doigts courent sur le clavier.
- "J'ai acheté l'album dés sa sortie, l'année suivante et je ne pouvais m'empêcher de l'écouter en boucle. Béné riait en soutenant son ventre arrondi, elle se moquait de moi et me traitait d'ado pubescent. Je me souviens que ma chanson préférée était ... Ah ! La voilà !"
Soudain, son index droit enfonce rageusement une dernière touche. Il a tourné un visage radieux vers moi tandis que retentissent les premières mesures, les premiers "wowowo". Jérôme monte le son.
" Donne un sens à ta vie / oublie tout ce qu'on t'a appris /donne des pleurs et des cris / à tous ceux qui rêvent en sursis / donne sans jamais compter / c'est la plus belle façon d'aimer ..."
Il hoche la tête en mesure, hilare à l'évocation de ces années, de ce vent d'insouciance qui, croyait-on, tout comme le hors-bord du clip emporte les 2be3 à vive allure sur de splendides eaux turquoises, disperserait définitivement nos questionnements existentiels alors qu'il ne faisait que les réduire momentanément au silence.
Jérôme s'est soudain assombri.
- "Filip a été retrouvé mort à son domicile, il y a quelques semaines. On évoque un abus de médicaments ayant provoqué une crise cardiaque. Quelque chose comme la fin d'une descente aux enfers quand le dernier projecteur s'est éteint après que tous se soient détournés, un par un."
Il a un sourire triste.
- "Comme ces trois garçons se sont étourdis d'un succès inespéré qui leur est monté à la tête avant de s'effondrer, je me suis abusé de cette paternité ; elle ne constituait en aucun cas un antidote à quoi que ce soit, non plus qu'une réponse à mes errements mais ne m'offrait que la possibilité d'une fuite, d'une esquive. Ça, je ne l'ai compris que ... beaucoup plus tard."
- "Alors les garçons, que se passe-t-il ici? On lance une boite de nuit pour les nostalgiques des années quatre-vingt-dix ?"
Filip Nikolic qui, avec Adel Kachermi et Franck Delay, formait les 2 be 3 est retrouvé décédé le 16 septembre 2009 à son domicile. En 1996 sort le single "partir un jour" au succès planétaire puis, l'année suivante, l'album du même nom où figure " Donne un sens à ta vie / oublie tout ce qu'on t'a appris /donne des pleurs et des cris / à tous ceux qui rêvent en sursis / donne sans jamais compter / c'est la plus belle façon d'aimer ..." sous le titre : "donne"
Amical72
amical072@gmail.com
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