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12 | Mon jardin imparfait – Récit à trois voix
Le récit de Lecourt.
Alors que j'approche de la maison de Julien, soudain, les notes d'une rengaine de variété s'en échappent. Je pousse la porte, certain de le trouver en compagnie de Jérôme.
- "Alors les garçons, que se passe-t-il ici ? On lance une boite de nuit pour les nostalgiques des années quatre-vingt-dix ?"
Je m'amuse de leurs mines que mon irruption semble avoir figées comme si j'avais surpris des enfants pile au moment où ils commettent une bêtise crasse. Je feins d'ignorer qu'ils sont tous deux en peignoir, tant pis si je bouscule leurs projets.
- "La maison avait accoutumé mes oreilles à des harmonies plus exigeantes mais ... savez-vous que le leader de ces 2be3 qu'il m'a semblé reconnaître a été retrouvé mort chez lui, il y a peu?"
Ils opinent tous deux du bonnet.
- "Jérôme vient justement de me l'apprendre et il me racontait combien ces trois beaux garçons lisses et joyeux l'avaient ému à l'époque. Il faut dire qu'il était alors difficile de leur échapper tant ils ont eu de succès pendant deux ans. Il faut reconnaitre l'efficacité de leurs scies musicales qui s'incrustaient durablement dans les têtes et nous poursuivaient. Mais puisque nous voilà réunis entre fans convaincus, souhaitez-vous vous recueillir en écoutant l'intégralité de l'oeuvre de cet inoubliable boys band?"
Nos protestations mêlées de rire éclatent, sonores, et, dans ce brouhaha, je relève mes deux mains lestées par ce que j'apporte. Julien s'empare prestement de la bouteille que tient l'une, examine l'étiquette et siffle entre ses dents.
- "Chablis grand cru les Clos 1996 ! Tu nous gâtes, patron ! Que fêtons-nous?"
Il a porté la bouteille à sa joue.
- "frais mais sans trop."
- "C'est une bouteille orpheline, la partager simplifiera le rangement de la cave."
Il sourit et s'éloigne déjà avec le flacon, enclanchant ce que je suis venu chercher, une convivialité spontanée, sans l'amidon des convenances, dans une maison bien vivante qui s'anime instantanément.
Jérôme se tient debout à mes côtés, en attente. Je me tourne vers lui pour lui tendre le sac en papier que tient ma seconde main mais, à ma surprise, il passe outre pour m'enlacer à brassée.
- "Bonsoir André."
J'en viens à oublier les bons usages élémentaires tant Julien et moi sommes familiers et immédiatement connectés dans la continuité de l'action. Aussi je me trouve un instant désarçonné par son initiative à laquelle je ne songeais pas et qui me ramène aux codes du savoir-vivre mais je me vois retenir brièvement l'accolade, le temps de capter cette vigueur qui vibre en lui.
Pour le plaisir, celui du trouble immédiat que, depuis que je l'ai rencontré, je ressens chaque fois que je serre ce bel homme dans mes bras. Sa puissance mal contenue, vibrante, me semble toujours sur le point d'éclater en déflagration et, pourtant, je sais qu'il dispose désormais d'une soupape qui le prévient d'exploser, depuis qu'il est capable d'exprimer spontanément ses ressentis.
Son sourire m'indique que nous nous sommes compris même silencieusement.
- "J'ai apporté du pain bis à la farine de meule, un Comté d'estive, des pommes et quelques noix pour accompagner le vieux Chardonnay."
Il s'éloigne avec son paquet et Julien, qui a arraché la capsule-congé d'une sèche rotation du poignet et s'est emparé du tire-bouchon, le repose alors avec la bouteille sur la table. Trois rapides enjambées plus tard, il me prend à son tour dans ses bras. Un simple élan, bref et qui, pourtant, me gonfle d'allégresse. Il le sait bien, ce diable de Julien.
- "Merci Patron d'avoir pensé à Jérôme et moi pour t'accompagner et partager cette esseulée."
Il s'est déjà écarté, il est déjà reparti, il enfonce déjà la vrille de métal ; cassé en deux, il referme ses cuisses autour du flacon et, relevant la tête, me gratifie d'un sourire de loup puis, d'un sec recul du coude à l'équerre, il fait retentir le "ploc" net qui marque l'extraction sans incident du cylindre de liège qu'il porte aussitôt à ses narines.
Tandis que Jérôme débite le fromage et le pain en cubes, Julien remplit un rafraîchissoir en inox avec de l'eau du robinet. Ensuite il va chercher trois verres tulipe et trois serviettes damassées dont la blancheur nous servira à examiner la couleur de l'auguste breuvage puis à éponger cérémonieusement la commissure de nos lèvres. Il dispose le tout sur un simple plateau de bois naturel.
C'est vrai, simple et beau comme une nature morte de Chardin.
Mais ce n'est pas une évocation inerte, ni une représentation glacée qui ne s'adresse qu'à nos seuls yeux et en appelle à notre imaginaire mais bel et bien des objets réels, concrets, palpables, des nourritures terrestres qui vont enchanter tous nos sens, réjouir ces deux gaillards et, par la même occasion, moi aussi, que leurs regards, où je lis que l'estime le dispute à une chaude affection, accompagnent et réconfortent.
Dans le simple fil du quotidien de la vie, je viens me réchauffer à leur conversation, cette disponibilité autant à l'écoute qu'à la parole, cette attention aiguisée portée à l'Autre mais, surtout, qui nous confronte à sa présence en chair et en os, à son attitude, à son visage dont la variété des expressions renforce ou nuance le propos, en garantit l'origine et le destinataire.
Sans doute, ce bavardage sera-t-il, pour sa plus grande part, absolument insignifiant, sans enjeu, oiseux parfois. Il peut sembler machinal, presque superflu ; pourtant, il m'est tout aussi vital que la respiration, il est le creuset nécessaire à mon équilibre d'homme, celui où on est ensemble et, pour moi qui me retire lentement du monde, il donne sens à la suite de mon existence et éloigne un sentiment de solitude qui m'envahit parfois dans la grande maison devenue bien trop silencieuse.
Me reviennent alors les mots de Michel de Montaigne dans ses Essais : « je veux que la mort me trouve plantant mes choux mais nonchalant d’elle et encore plus de mon jardin imparfait. » (in Essais I, 19)
Vous allez penser qu’au moment même où j’exhorte mes deux compères à festoyer en ma compagnie, je plombe l’ambiance avec des pensées que vous regardez comme morbides …
Mais, ô grands dieux, que non pas !
Avec l'âge, je me sens "plein", porteur d'une somme de belles expériences de vie, singulières et, pour beaucoup, abouties même si elles sont, probablement, assez ordinaires, une copieuse ressource dans laquelle ma mémoire vient régulièrement puiser, que je regarde désormais avec un détachement attendri. Mais l’âge peut tout aussi facilement me vider, m’en déposséder, avec mon pas qui vacille, les mots qui m’échappent, la confusion qui vient troubler mon esprit, parfois.
La mort … Comme si, sortant de chez moi, je jetais un œil en direction d’une voisine. Du fait de notre proximité apaisée, son idée vient souvent à mon esprit. J’espère simplement, comme beaucoup, qu’elle m’épargnera souffrance et déchéance mais elle ne pourra jamais me prendre qu’une partie de ma vieillesse, celle qui ne s’annonce pas, si j’en crois les symptômes, comme la partie la plus plaisante de mon existence jusqu’à ce jour bien remplie. Si mon jardin est imparfait, s’il reste des tâches inachevées, certaines que j’ai négligées, d’autres à accomplir, aucune amertume ne vient troubler ma certitude que d’autres sauront me prolonger au travers d’elles.
Alors je veux encore « planter mes choux » c’est à dire, ici et maintenant, lever mon verre en compagnie de ces rudes compagnons aux féroces appétits, croiser leurs regards, me réchauffer le cœur en songeant à ces élans que nous avons partagés, qui nous ont portés et dont la seule évocation suffit à serrer mon ventre quand elle s'épanouit en soleil dans ma poitrine.
Je suis si serein que je regarde la vie et ses aléas avec un attendrissement libéré de tout enjeu, qu'il me semble que je ne pourrais plus me dresser contre une adversité, ni lever la main, ni même élever la voix, juste sourire et passer mon chemin.
La seule ombre à ce tableau est que je me languis de l'éloignement prolongé d'Adrien, j'aimerais qu'à présent, il se souvienne qu'il a un vieux père.
- "Trinquons à la belle vie, messieurs."
Que signifient les indications sur ce disque qui couronne la Capsule Représentative de Droit (CRD) protégeant le bouchon d'une bouteille de vin ? La réponse nous est donnée par ce site (marchand) : l'atelier du vin.
« Un jour je m’en irai sur un bateau tout blanc / Aux îles sous le vent, au pays des enfants / Ah oui, je m’en irai, m’en irai pour la vie / Pour les jours et les soirs, les matins et les nuits, un jour, je m’en irai »
Amical72
amical072@gmail.com
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