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13 | Une vague – Récit à trois voix
Le récit de Jérôme.
André Lecourt a surgi dans la maison de Julien, avec une bonne bouteille et nous avons passé une douce soirée à converser. Confortablement assis, nous avons cérémonieusement dégusté son excellent vin blanc dans un rituel commun au cours duquel chacun officie à son tour, puisant dans sa propre mémoire olfactive pour identifier les arômes qu'il décèle dans le nectar doré sous le regard attentif et bienveillant des deux autres, considérant, croisant et conjugant nos trois points de vue pour parvenir au constat d'une réjouissance partagée.
Nous avons parlé de tout, de rien, simplement, face à face, les yeux dans les yeux, bercés par nos voix dont le son nous réchauffait le coeur, comme plongés dans une torpeur chaleureuse, éclairés par la conscience de notre affection et de notre compréhension mutuelles. C'est pour moi, d'un grand réconfort.
Puis, comme à son habitude, André a fini par rejoindre la grande maison, me laissant en compagnie de Julien. Lui s'active à ranger, nettoyer en chantonnant et moi, je me vois soudain comme paralysé par une sorte de confusion, peinant à déglutir, isolé en moi-même.
D'un coup, son bras, chaud et rassurant comme un châle de laine, recouvre mes épaules.
- "Qu'y a-t-il, Jérôme?"
Il me conduit jusqu'au canapé où nous prenons place, sa sollicitude m'enveloppe d'un confort ouaté qui m'isole et me protège.
- "Je ..."
Brusquement, quelque chose cède en moi, une résistance que je ne soupçonnais pas, j'exhale un profond soupir, mes épaules s'affaissent, ma parole se voit brusquement libérée, comme un flot longtemps contenu.
- "Béné a un nouveau compagnon et, depuis quelques semaines, ils habitent ensemble. Tout semble bien se passer et je suis heureux de la voir retrouver le sourire."
Je reviens puiser le courage de poursuivre, les yeux dans ceux de Julien qui opine sobrement du chef et dont la silencieuse attention m'encourage.
- "Quentin a écrit au juge aux affaires familiales et, après avoir obtenu son accord, Béné m'a montré sa lettre ..."
Je n'ai pu retenir le sanglot qui est venu nouer ma gorge et stopper le déroulement libérateur de cette lourde chaîne qui m'entravait. Car maintenant qu'elle a commencé à s'échapper de moi, rien ne saurait m'empêcher de continuer à m'en délester tant je sens que je me redresse, que mes poumons s'emplissent à nouveau d'un air pur à défaut d'être léger.
Je me racle la gorge.
- "Il lui explique qu'avec l'arrivée ce beau-père qui veille sur lui s'est reconstituée une famille qu'il qualifie de normale au sein de laquelle il veut pouvoir grandir tranquillement, tout comme ses camarades ... Il demande qu'il soit mis fin à la garde alternée. Il a douze ans révolus, le jaf l'écoutera."
Voilà, j'ai craché le morceau, jusqu'au bout. Je les ai prononcés, ces mots terribles : mon fils adolescent ne veut plus venir dormir sous le toit de son père pédé, ni s'afficher avec lui. Mais, aussitôt que formulés, au lieu de s'envoler, ils se forment, se concrétisent en objets délimités et, surtout, distincts de moi.
- " C'est son souhait, celui de ce petit homme qui est mon fils et que j'aime, mais il y a désormais, d'une part, SA décision, qui lui appartient et, d'autre part, comme détachée, ma peine."
- "Qu'a dit Lucas?"
Oui, Lucas ... Il me reste encore à affronter la possibilité qu'il s'éloigne lui aussi.
- "Rien encore. Il est plus jeune mais je comprendrai s'il cède lui aussi au confort de la norme, s'il souhaite libérer son esprit des lourdes contraintes qu'impose une double résidence."
Je relève les yeux vers Julien au front plissé, concentré par son effort d'empathie qui marque son visage de tristesse. Une vague enfle soudain en moi, qui me suffoque.
- " Console-moi, s'il te plaît Julien."
* "si tu as une profonde peine, pense à moi / si tu as envie de pleurer, pense à moi / quand tu souffres, pense à moi..." Luz Casal chante "piensa en mi"
Amical72
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