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14 | SA décision – Récit à trois voix.
Le récit de Julien.
Jérôme et moi écoutions les tubes des 2be3 à plein volume, ce qui nous ramenait quelques vingt-trois ans en arrière -nous avions compté ! riant comme des potaches, en admirateurs des plastiques dessinées, lisses et bronzées de ces trois jeunes hommes si troublants avec leurs trop innocents sourires de porcelaine quand, soudain, Lecourt ouvre la porte.
Son entrée étouffe le début de confession qu'entamait Jérôme ; il m'était apparu préoccupé sans que j'en connaisse encore la raison. Mais cette arrivée inopinée coupe court à son épanchement.
Le soir est tombé, Lecourt apporte une bouteille d'un vieux Chablis grand cru qui reste, pour lui et moi, un de nos vins favoris et, de plus, chargé de souvenirs. Or, la dive porteuse d'émerveillement s'accompagne de pain bis, d'un Comté d'estive, de pommes et de noix. Que rêver de mieux pour passer une agréable soirée entre hommes de "qualité" ?
Je m'empare du flacon, lis scrupuleusement l'étiquette et, ma curiosité le disputant à mon impatience, je file à grands pas chercher un tire bouchon qui, seul, nous dira si la tenue de l'auguste breuvage récompense une aussi longue et patiente somnolence.
Songez un peu, c'est un millésime mille neuf cent quatre-vingt-seize ... comme les 2be3 !
Jérôme est resté en attente, bras ballants aux côtés de Lecourt ; quand celui-ci lui tend le sac de provisions, plutôt que de s'en saisir pour en disposer, le barbu ensevelit le patron dans ses bras. A la grande surprise de celui-ci, je l'ai bien vu. Mais, rapidement, pour sa plus grande joie qui illumine ensuite ses traits.
Je suis alors saisi d'un remords : QUI sommes-nous si un simple flacon, fut-il des plus prestigieux, parvient à nous détourner de nos affections et des marques que nous leur devons à chaque occasion, de cet instant où l'on serre l'autre dans ses bras, cet "autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie, l'autre qu'on devinait au détour d'un regard" ?
J'ai donc délicatement reposé la vénérable fiole et la queue de cochon destinée à extraire son bouchon pour venir prendre Lecourt dans mes bras à mon tour. Une brassée comme un dû, une reconnaissance ! Un rituel, une dévotion à ce qui nous a fait vivre, l'un et l'autre, à nos rêves qui nous ont portés jusqu'à nous faire échapper à nos déterminismes, à cette connaissance intime que chacun a de l'autre, à nos probables faiblesses, à la certitude de nos soutiens réconfortants.
Pourquoi bouder ce plaisir toujours renouvelé de nous DIRE, de rendre visible en le manifestant cet attachement qui nous lie l'un à l'autre, cette complicité que, par une pudeur digne de Lecourt, j'habille de quelques paroles, d'un euphémisme complice.
- "Merci Patron d'avoir pensé à Jérôme et moi pour t'accompagner et partager cette esseulée."
Puis, le devoir accompli mais sans plus m'attarder, je reviens à ma préoccupation première : découvrir si cet auguste flacon tiendra ses promesses, mais je SAIS, sans même jeter un regard en arrière, parce que j'en ai moi-même le coeur gonflé, combien ce court instant qui peut paraître inutilement distrait à ce qui est la visée principale du moment, cet accessoire donc, ce redite superflu, je sais combien il ajoute de saveur à nos vies.
Ne jamais négliger de dire aux autres qu'on les aime.
Et mériter.
Pour que ce que l'on obtient ait un prix, il faut qu'il découle d'un effort qui nous coûte, ne serait-ce qu'un petit peu. Alors j'empogne fermement la bouteille, la place entre mes cuisses, casse mon corps en deux, comme un athlète s'apprêtant à prendre un départ, tendu, concentré et, d'un vif retrait du coude, j'arrache le cylindre de liège du goulot, ainsi qu'il est d'usage. Le bruit sec me rassure ; son nez me confirme la bonne conservation du breuvage.
Reste à vérifier s'il est à la hauteur de nos espérances grandissantes.
Ensuite, enchanter le moment qui nous est offert : je connais Lecourt, nous avons les mêmes souvenirs de déjeuners dominicaux où nos mères s'appliquaient à dresser de belles tables, sortant les nappes amidonnées des armoires, les serviettes assorties que, jeunes filles, elles avaient brodées à leur chiffre, y disposant, selon la richesse du ménage, porcelaine ou faience, argenterie ou inox, verre ou cristal taillé ... Peu importe, c'est le rituel qui sacralise le moment et consacre le souci qu'on a de l'autre au travers de ces attentions, de cet extra-ordinaire, des précautions requises par une réputation de fragilité qui contraint chacun à la délicatesse et à la mesure.
Mes armoires ne croulent pas sous le linge fin, mes buffets ne regorgent pas d'assiettes de porcelaine diaphane, délicatement peintes à la main avec un pinceau à trois poils, ni de précieux cristaux gravés à la meule mais, comme mon copain Antoine à Saint Martin, dans quelques tiroirs à l'écart, je réserve des ressources qui ne doivent d'être regardées comme des richesses qu'à raison de la rareté de leur exposition à la lumière. Aussi marquent-t-elles l'instant de solennité.
Va pour trois verres tulipes au pied grêle d'échassier, trois serviettes en coton d'un blanc de neige, le rafraîchissoir en ordinaire inox poli rempli d'eau du robinet, le tout déposé sur le plateau en chêne huilé. J'indique à Jérôme où trouver les plats assortis dont il a besoin.
Nous voilà réunis pour sacrifier au cérémonial de la dégustation, admirant la couleur du breuvage en le mirant sur la serviette, faisant miroiter sa robe d'or pâle aux reflets verts. Puis, fermant les yeux, chacun aspire les arômes qui émanent du précieux liquide et, à son tour, y va de son commentaire, un peu comme pour un jeu de mots en laisse : "des fleurs blanches ... des agrumes ... la pêche ..."
Même sans reprendre la dernière syllabe, les mots s'enchaînent, se précisent, se complètent en formant un tableau complexe où chacun appose sa touche pour enrichir l'ensemble, interroge, requiert l'approbation avant de relancer le jeu.
Puis vient la première gorgée et la communion se poursuit : "notes confites ... épicées ... boisées ... minérales ..." mais, plus que tout, c'est le développement de cette connivence entre nous qui nous ravit et nous égaie. Nous ne sommes plus seulement des ...
NON, nous sommes dépouillés des détails accessoires qui nous distinguent l'un de l'autre pour n'être plus que trois représentants d'une humanité civilisée qui se réjouissent de partager un moment au prétexte de savourer un vin, un fromage ... que la conversation unit, côte à côte.
Et je rends grâce à Lecourt de son habileté à toujours relancer le propos en douceur, sans jamais paraître intrusif ou manipulateur et, pourtant, à inviter habilement chacun à se départir de ses défenses et préventions pour se dévoiler, en confiance. Un talent parmi les siens.
La soirée se poursuit ainsi, avec de longs silences, tant la parole se fait superflue dans cette atmosphère paisible, chaleureuse et détendue. Puis, le merveilleux flacon ayant été planté le col en bas depuis déjà un moment, Lecourt se lève pour rejoindre la grande maison et ses obligations. J'allais dire "ainsi qu'à son habitude" pourtant, il me semble qu'aujourd'hui, il s'attarde et ne part qu'à regret.
Tout au bonheur de cette soirée, je vaque en chantonnant pour tout remettre en ordre lorsque, relevant les yeux, je découvre Jérôme planté, immobile, le regard dans le vague, tel un somnanbule. Je suis saisi par cet apparent désaroi.
Mon bras vient envelopper douillettement ses épaules et il se laisse docilement guider jusqu'au canapé où nous nous asseyons. Il doit s'y reprendre à deux fois mais les mots finissent par franchir ses lèvres.
- "Béné a un nouveau compagnon et, depuis quelques semaines, ils habitent ensemble. Tout semble bien se passer et je suis heureux de la voir retrouver le sourire."
Ainsi, maintenant que Béné a retrouvé un compagnon, fermant la porte à toute reconstitution de leur couple, j'imagine qu'il doit se rendre à l'évidence, faire le deuil définitif de son mode d'existence passée. Mais il poursuit.
- "Quentin a écrit au juge aux affaires familiales et, après avoir obtenu son accord, Béné m'a montré sa lettre ..."
Sa voix se brise dans un sanglot mal contenu mais il reprend aussitôt.
- "Il lui explique qu'avec l'arrivée ce beau-père qui veille sur lui s'est reconstituée une famille qu'il qualifie de normale au sein de laquelle il veut pouvoir grandir tranquillement, tout comme ses camarades ... Il demande qu'il soit mis fin à la garde alternée. Il a douze ans révolus, il sera entendu par le jaf."
Il me replonge et ravive cette terreur qui m'a poursuivi, adolescent, celle de se voir renié, chassé au loin par les plus proches, par ceux-là même que l'on aime le plus et qui sont censés nous aimer en retour, exilé hors de ce cercle d'affection protectrice qui est le seul refuge que nous ayons connu jusqu'alors, lorsque nous nous découvrons différents et à raison de cette différence même que nous regardons alors comme une infamie et qui nous fait nous détester.
Mais Jérôme intervient d'une voix déterminée.
- " C'est SON souhait, celui de ce petit homme qui est mon fils et que j'aime, mais il y a désormais, d'une part, SA décision, qui lui appartient et, d'autre part, comme détachée, ma peine."
Il s'est imperceptiblement redressé comme si nommer les choses pour en souligner l'origine, en répartir la responsabilité, leur avait donné une plus juste mesure en même temps qu'une attribution.
Mais je ne peux retenir ce qui, je le comprends aussitôt, émane du profond de moi.
- "Qu'a dit Lucas?"
Et aussitôt, à le voir s'enfoncer à nouveau, front plissé et mine défaite, dans les affres de l'abandon, je m'en veux de cette maladresse.
- "Rien encore. Il est plus jeune mais je comprendrai s'il cède lui aussi au confort de la norme, s'il souhaite libèrer son esprit des lourdes contraintes qu'impose une double résidence."
Aussi, quand il relève vers moi ses yeux douloureux, je me sens soulevé, prêt au sacrifice pour expier d'avoir alourdi sa peine de la résurgence de mes propres craintes.
- " Console-moi, s'il te plaît Julien."
"l'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie, l'autre qu'on devinait au détour d'un regard, entre les mots, entre les lignes et sous le fard d'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit" Léo Ferré interprète "avec le temps"
ET … on en a le cœur serré !
Alors, pour vous consoler, vous prendrez bien un verre de beaujolais
Amical72
amical072@gmail.com
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