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5 | Accomplissement – Le récit de Lecourt.
Je me retire subrepticement, me plaçant un pas après l'autre à l'écart des agitations de ce monde, en tiers, et je regarde comment vivent les autres, celles et ceux qui m'entourent, je les observe avec bienveillance.
Je délègue.
Je gagne ainsi un temps précieux que je peux employer à masser, avec quelque baume réputé souverain, mes articulations dont le raidissement m'apparaît, hélas, inexorable.
Je délègue comme je l'ai toujours fait car, aujourd'hui, une équipe ne reste soudée que si chacun a conscience de contribuer à tracer le destin commun et que, par ses initiatives, il en est, en partie, responsable.
Une image me revient, celle de Fernand, ce journalier, ce bel homme gouailleur qui avait si fort troublé mon âme d'adolescent tout juste pubère. Mon père l'a attiré à l'écart des autres, en ma présence - voulait-il me donner une leçon d'autorité?- Or sa tenue vestimentaire, sa posture, sa voix posée, presqu'aimable, tout contraste et creuse un gouffre social entre lui, le fermier, et son obligé qui se tient le dos vouté, éteint, rabougri.
D'un geste preste, il a retiré sa casquette qu'il triture nerveusement de ses grosses mains calleuses dont les ongles, la peau tanée, pourtant lavés restent striés de noir. Ma parole, il tremble.
Il a plié l'échine et, sur son front, j'aperçois ses golfes précocement dégarnis restés pâles sous le couvre-chef qui, habituellement, ne le quitte jamais. Dévoilant ainsi son tendon d'Achille. Il opine mécaniquement du chef, bafouillant des "oui, not'e mait'e" précipités dont les "R" sont avalés.
Dans un élan de fraternité humaine, je me prends de pitié pour cet homme dont le moyen de gagner sa subsistance et de préserver sa dignité se voit suspendu à l'unique mais exorbitant arbitrage d'un seul autre, le propriétaire du domaine qui le lui procure, mon père.
Alors quand celui-ci, pour conclure, lui attribue des tâches pour les jours à venir, le délivrant de l'incertitude qui pesait sur sa survie, l'air qui emplit à nouveau ses poumons et redresse sa stature, le sourire qui soulève malgré lui les commissures de ses lèvres, l'étincelle qui danse dans sa pupille animent aussi les miens dans un soupir de soulagement.
Ma naissance me plaçait au-dessus de ces inquiétudes matérielles mais mes penchants, qui m'exposaient à ce même jugement arbitraire, faisaient de moi son potentiel compagnon d'infortune, membre d'une communauté de victimes. Je n'ai jamais oublié ce cruel enseignement.
Fernand a quitté Les Chênaies à la foire de louage de la saint Michel qui a suivi et je me suis souvent demandé ce qu'il est devenu.
De ce jour, chaque fois que j'ai eu les cartes en mains, dans quelque situation de décider que je me trouve, avec mes employés ou mes collaborateurs de toutes sortes, même et peut-être surtout les plus humbles, je me suis souvenu de Fernand. Alors j'ai suscité les avis, la contradiction, différant au besoin la décision si celà pouvait encourager leur expression, n'imaginant pas un instant détenir seul LA solution, mais recherchant celle qui, faisant consensus, sera acceptée par tous, privilégiant autant que faire se peut une réponse issue d'une concertation équilibrée car, ainsi, chacun s'autorise des initiatives et se sent exister, être en partie responsable du destin commun et attaché à la réussite de tous.
Aujourd'hui, mon effacement progressif voit mes confrères de la chambre rivaliser de zèle, cherchant à s'attirer mes bonnes grâces et mes conseils, se préparer à ma succession.
Et aux Chênaies ...
Aux Chênaies, il y a Julien.
C'est désormais lui qui assure l'entière gestion du domaine, il y a imprimé sa marque, son organisation. Pour autant, je m'y sens toujours "chez moi", car l'homme sans doute un peu maniaque que je suis devenu avec l'âge y retrouve sans hésiter des repères conformes à sa logique ; Julien entretient et range outils et bâtiments sans procrastiner, ils pourrait avoir à en céder la responsabilité demain sans rougir. Nous ne sommes pas propriétaires du monde mais nous en sommes les garants ; gardons-nous d'en abuser et de le compromettre avant de le transmettre.
... Julien.
Quand nous nous sommes croisés, la première fois au lycée agricole où il était élève, il y avait encore quelque chose d'un jeune chat de gouttière à peine sevré chez lui, comme des toupets de duvet juvénile persistants dans son pelage d'adulte de vingt ans, des lambeaux d'une enfance confiante, ET ... d'antiques slips délavés, tellement distendus qu'ils peinaient à envelopper ses jolis atouts, je souris à l'évocation de ce souvenir- mais, surtout, il transpirait d'une soif de vivre et d'une aspiration viscérale à le faire selon ce qu'il regardait comme sa dignité. Une exigence.
Pas de calcul, ni d'intrigues menées en souterrain. Pas son genre.
Porteur d'une force, certes un peu brouillonne et naïve tant Julien était peu au fait des usages qui raidissaient encore le monde agricole d'alors, mais qui, par contagion, m'a permis de découvrir puis de rassembler une ressource similaire en moi. Sans avoir besoin d'une colère ou d'une révolte se réclamant d'un quelconque traumatisme, juste une puissance immanente que je ne me soupçonnais pas, qui a grandi, s'est renforcée, désarmant mes préventions, effaçant les limites que j'avais intégrées implicitement et qui me bridaient. Je POUVAIS le faire, j'ai appris à marcher sur mes deux jambes et j'ai tracé mon chemin.
Aujourd'hui, avec la distance, je me dis que nos premières polissonneries précipitées et brouillonnes étaient avant tout un signal, la confirmation que nous nous étions bien tels que nous nous étions reconnus, pour franchir ensemble un premier pas, maladroit, forcément, vers nos aventures respectives et complémentaires.
Bien sûr, entre nous, on ne saurait escamoter l'importance du plaisir qui nous a réunis, cet apprivoisement, ce manque qui tord les tripes, cet apprentissage réciproque des corps, ces élans éperdus et fusionnels, nos échappées furtives de gourmets également. La mue de Julien qui, sous mes yeux, devient cet homme accompli qu'aujourd'hui on regarde en douce avec concupiscence mais non sans une certaine appréhension.
Car désormais, son assurance sereine et sa liberté troublent. Quand il promène ses yeux sur l'assistance, tous y lisent sa disponibilité, la quête nonchalante des opportunités qu'il n'a jamais cessé de guetter, en chasseur. Certains s'en offusquent et serrent leurs fesses sèches d'ignorants ; les sots ! certaines soupirent de dépit ; moi, je sais.
Avec lui, j'ai partagé mes plus beaux étourdissements, des moments de plénitude.
Puis l'âge venu, un jour le désir farouche de l'empoigner pour croiser nos fers s'est estompé comme une vanité mais au concret de nos emportements s'est substitué un autre emballement : il me suffit de le serrer contre moi pour sentir sa force tranquille s'abandonner en confiance dans mes bras et alors, je songe aux émois, aux regrets, aux calculs, ... mais aussi aux soupirs des élus et j'en suis, parmi les premiers. Mon coeur jubile comme à nos débuts, voulant ignorer que, désormais, tout mon corps se grippe.
Pour ce qu'il en est de nous deux, tous nos vertiges partagés se sont empilés, amassés jusqu'à constituer un trésor dont nul ne saurait jamais nous délester. Il suffit pour celà qu'un détail nous révèle complices, suivi d'un échange de regards malicieux et ses éclats font aussitôt danser une étincelle gaillarde dans nos prunelles et nous réjouissent ; ils résonnent en moi comme une gerbe de notes harmoniques qui, dés que je les évoque, m'enchantent. Mon torse est soulevé par une bouffée de satisfaction et je me vois comblé ... autant que le serait un jeune homme fringant.
À peine ses effluves d'homme complet, complet parce qu'il est, à la fois, puissant, exigeant avec lui-même et dur à la tâche mais qu'il se sait vulnérable et prend garde aux autres, sitôt son odeur recueillie, sur sa nuque, ou là, juste derrière son oreille, à peine emplit-elle mes narines qu'un sentiment d'accomplissement mêlé de fierté m'envahit.
Fier de lui, de moi, de nous, de nos chemins.
En paix.
Amical72
amical072@gmail.com
Les Frères Jacques ont dédié cette chanson à Georges Brassens le soir de sa disparition « C’est comme ça qu’on vit sa vie / on est sur une corde raide / à chaque instant, on croit qu’elle cède / et puis un peu de soleil luit, et on oublie » Enregistrée en 1973, sur des paroles de Robert Nyel et une musique de Gaby Verlor, voici : la branche.
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