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7 | Tu viens ? – Le récit de Julien.
Jérôme vient de quitter le Bar à Thym en emballant un petit lapin et je m'y retrouve seul. Considérant ma bière, triste car elle est maintenant éventée, je me dis que je vais sagement rentrer aux Chênaies mais quand je relève brusquement les yeux, voilà qu'ils croisent un regard qui pesait sur moi mais se détourne dans un mouvement précipité marqué de gêne et celà suffit à ramener un sourire sur mes lèvres.
J'ai bien mérité une autre tournée.
Les avant-bras en appui sur la sellette, je m'absorbe quelques minutes dans la contemplation du liquide ambré auquel mon poignet imprime un mouvement de rotation dans le fond de mon verre, tout en réfléchissant à la suite ... Je n'élabore pas de "plan", ce serait présomptueux et ridicule. D'ailleurs, à peine ai-je entrevu celui qui me matait, peut-être est-il déjà occupé par un autre mec ou ...
Mais je sais que ce qui m'accroche, c'est le défi que me lance ce regard fiévreux et ... empêché, à la fois.
Je redresse mon dos, m'étire rapidement, empoigne mon verre d'une main, bloque l'autre au fond de ma poche et, là, je me retourne pour me diriger droit vers lui qui se tient comme vaincu, le dos vouté, le regard en surplomb de sa bière, un bras le long du corps. Il est seul devant sa sellette donc, je veux croire qu'il est probablement disponible! Il est quasiment de ma taille ; je le situe à la moitié de la trentaine ; il porte des vêtements très impersonnels et un peu informes. Pas de lunettes. Un mec ordinaire, qu'aucune extravagance ne signale. Ça me va.
Il m'a vu.
Il a rapidement lancé un bref regard en coin vers moi avant de le ramener à son breuvage, a redressé sa silhouette dans un raidissement qui ne fait qu'alimenter mon intérêt. J'ai juste eu le temps de remarquer sa mâchoire carrée, son nez fort, la ligne capillaire en forme d'arc remontée haut sur son front, ses cheveux plutôt clairs et coupés très courts, sans doute à la tondeuse. Il fait mine de m'ignorer mais je suis certain qu'il me garde dans son champ visuel. Je ris intérieurement ; s'il croit que sa feinte indifférence le protège de ma curiosité qu'il a lui-même éveillée, il se trompe.
Je me campe devant sa table, la main tenant mon verre désigne le sien, presque plein, lève le mien, presque vide.
- "Je vais m'en chercher une autre."
Il a répondu à mon sourire par un bref étirement des lèvres et un sobre hochement de tête, s'appliquant à garder l'oeil éteint. C'est peu mais, dans notre monde où tout est fait pour éviter l'interaction avec l'Autre et les dangers qu'il peut faire courir, c'est quand même un premier pas, presqu'une ouverture.
En attendant qu'on serve ma consommation, je m'accoude au bar, tourné vers lui. Il s'est imperceptiblement déplacé lui aussi pour me garder en vue. Malgré ses vêtements de camouflage, son profil me laisse deviner qu'il n'est probablement pas abonné d'une salle de sport pour se sculpter un buste parfait. Pour autant, la nature l'a doté d'une solide complexion. Or avoir un amant dont la consistance me remplit les pognes n'est pas pour me déplaîre.
Une fois servi, je reviens droit vers lui, toujours souriant, l'air toujours nonchalant, une main à la poche, l'autre tenant ma mousse devant moi comme un ostensoir. Il garde le regard fixe, loin devant lui comme s'il voulait ignorer mon intention pourtant manifeste.
- "Je peux?"
Il a précipitament glissé sur le côté, écartant son propre verre pour me libérer de l'espace sur la sellette, il se met à distance, adoptant le réflexe d'un usager de train qui se rétracte sur son siège lorsqu'un nouveau passager se glisse dans la place voisine restée libre jusqu'alors et sur laquelle il débordait. Son visage, bouche entrouverte est pétrifié comme s'il tentait d'apparaître impassible. Mais aussitôt je lui tends une main largement ouverte.
- "Julien."
Il sursaute comme s'il était bousculé, libère la sienne, la secoue, finit par serrer la mienne et bredouille.
- "Enchanté, moi, c'est Christophe."
Je ne lache pas ma prise et l'attire soudain à moi. Je me penche à son oreille - tiens, son lobe est percé d'un discret petit anneau en acier, j'écarte mon autre coude que j'amène à son contact. Pas de relent de tabac, ni d'eau de toilette envahissante ... Pour moi, c'est une bonne chose.
- "Je suis gay."
Je me suis effacé et il s'est retiré promptement, le torse soulevé par un sarcasme. Sa main effectue un demi-cercle pour désigner la salle.
- "Il ne manque pas de jeunes gens aimables ici ; assurément, tu en trouveras de disponibles."
Je le garde sous mon regard, un regard que je veux rendre lourd, le regard de celui qui n'est pas dupe ; je me promets en moi-même : " toi, tu ne m'échapperas pas" et je sens un sourire relever mes pommettes, comme malgré moi. Mon avant-bras coulisse sur la sellette jusqu'à ce que la pointe de mes doigts rencontre l'obstacle du sien qui s'y appuie - à peine un effleurement, et je reviens lentement lui glisser en confidence.
- "J'ai vu que toi, tu me matais."
Mes doigts sont restés à son contact et il ne les a pas fui. Je recule lentement mes épaules pour le considérer de l'oeil du chasseur qui évalue ses chances de capturer sa proie. Immobile, il ne trouve rien à me rétorquer. Alors je me penche à nouveau vers lui, poussant ma main qui s'incurve pour franchir l'arrondi de son bras, dans une franche caresse qui l'enveloppe. Une chair ferme.
- "Poilu."
- "Moi? Euh ..."
Il a sursauté et repris ses distances, affectant un air surpris. Ses mines convenues m'amusent et je joue à le déconcerter. Sans le quitter des yeux, je m'empare de mon verre pour boire une gorgée tout en lui répondant par signes de l'autre main. Mon index dressé s'agite en métronome frénétique pour lui dire "non" puis pointe mon propre torse. Je repose mon verre et, sans essuyer mes lèvres, je reviens à son oreille, conscient de l'éclabousser de mes postillons. Volontairement.
- "JE suis poilu ... et j'aime embrasser."
Je n'ai pas bougé et lui a chassé ses épaules, a contorsionné son cou pour venir me regarder à courte distance ; cette fois, ses yeux écarquillés se plantent droit dans les miens, ils pétillent. A son tour de sourire, sur de jolies dents régulières ; il relève un sourcil ironique.
- "Vraiment?"
Je hoche la tête et il avance sa main vers son verre comme on rejoint un abri de sauvetage. Je le devance, m'en empare et pousse le mien vers lui, en échange.
- "On partage?"
Il n'a rien répondu mais s'est emparé du verre proposé, acceptant tacitement les règles et les limites rassurantes du jeu bon enfant que j'ai ouvert avec lui et nous avons trinqué sans nous quitter du regard comme on scelle un accord. Je fronce le nez.
- "J'habite à la campagne. Loin."
Il a hoché la tête, semblant réfléchir entre deux gorgées de ma bière.
- "J'ai un petit logement, pas loin."
Il hausse une épaule.
-" En désordre."
J'ai souri en secouant la tête pour marquer mon indifférence à cet aspect ; il fait alors tinter nos deux verres, d'un air entendu, mais...
- " Pourquoi moi?"
Il s'est redressé et me toise d'un regard mi-narquois, mi-inquiet. Je m'attache à lui renvoyer un large sourire que j'espère énigmatique. Le temps de tourner ma langue sept fois dans ma bouche, en diplomate, ce que je ne suis pas vraiment, le temps d'ajuster ma réponse.
- "Disons que je n'aime pas les choses trop évidentes, celles qui semblent trop faciles. Or toi, tu m'observais discrètement. C'est toujours intrigant."
Mon regard insistant qui s'attarde sur lui et ma réponse paraîssent, sinon le satisfaire, du moins ne pas le froisser tout en l'encourageant ; il hoche la tête puis porte son verre ... il interrompt son geste, fronce les sourcils.
- " Tout à l'heure, le jeune, il t'a rejoint aux toilettes, non?"
Il boit une gorgée tout en guettant ma réaction.
- "Exact ! Ça peut paraître flatteur mais à des jeux de touche pipi, clandestinement entre deux portes, je préfère de franches parties entre adultes qui s'assument."
Il a un rire de gorge, termine son verre d'un lever de coude décidé et m'apostrophe du menton.
- "Bon, tu viens?"
Pour un peu, on pourrait croire que je me suis fait prier.
Amical72
amical072@gmail.com
"do you remember the 21th night of september ? (te souviens-tu de cette nuit du 21 septembre?) / Love was changing the minds of pretenders (l'amour était en train de changer l'esprit de ceux qui postulent à l'amour) / while chasing the clouds away (en chassant les nuages au loin)" De ce jour et ensuite avec d'innombrables reprises, le groupe disco "Earth, Wind & Fire faisait danser la planète sur son "september"
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