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6 | I feel pretty
Le récit de Julien
Je me suis longuement exposé sous le jet d’eau très chaude en tournant le dos à l’agitation. Puis, après m’être rudement frictionné, je suis revenu dans la chambre. Plus de trace d’Olivier, les lumières sont tamisées au plus bas, Lecourt est dans la salle d’eau, à son tour. Je me couche, tourné vers le mur, pensif et un peu … amer.
Je … Ô, ce ne sont pas de bêtes principes moraux qui me gênent aux entournures, non ! Des mecs, j’en ai eu plein depuis que je suis avec Lecourt, il le sait et un trio avec lui, ce n’est pas non plus une nouveauté ! Heureusement, d’ailleurs.
Mais là … Il y a comme un malentendu, je n’étais pas vraiment dans le jeu et m’y suis retrouvé entraîné presque malgré moi. C’est plutôt un bon coup pourtant … Mais il y a un « mais »
Lecourt est venu s’allonger dans mon dos et je n’ai pas bougé. Je sens qu’il se soulève, se penche vers moi.
- « Ça va, Julien ? »
Mais, me berçant à dessein dans mon coup de spleen, je ne réponds pas. Sa grosse paluche se pose sur mon épaule.
- « C’est un joli garçon, non ? Et vraiment chaud ! Bah ! c’est de son âge ! »
Voilà, c’est ça, cette antienne de l’âge ! J’ai remis mon dos vertical, c’est suffisant pour sortir mon visage de l’oreiller, pour articuler nettement, pour couper court.
- « S’il te plaît, André ! »
Je me suis toujours interdit l’usage de son prénom, comme une marque de déférence quand lui ne m’a jamais appelé que Julien. C’est une couverture aussi, cette hiérarchie soulignant nos positions sociales : lui, c’est le patron et moi, plus jeune, je lui manifeste mon respect.
Mais là, non. Là, je suis son égal, dans cette histoire qui est la nôtre.
- « A vingt ans, je suis tombé amoureux de toi qui en avais quarante, alors aujourd’hui, le calcul est vite fait : la différence est toujours la même. Ce n’est pas cet écart qui m’importe mais tout ce que nous avons tissé pendant ces années ; le temps nous a marqué et pris des choses mais il nous en a tant apportées que je me sens infiniment plus riche. Ce soir, nous avons bien bu, bien mangé et, grâce à ton entregent, j’ai bien profité du petit cul chaud d’Olivier mais ce qui me paraît indispensable maintenant, c’est que toi, tu m’embrasses, Lecourt ! »
- « Tu veux vraiment un baiser de ton vieux ? »
Son ton me paraît tourner badin. Je ris.
- « Je n’ai pas le moins du monde senti le poids des ans sur la souple agilité de ce muscle et bien des jeunes coqs pâliraient d’envie devant son savoir-faire. »
J’ai roulé sur le dos et retrouvé son visage à quelques centimètres du mien ; ses yeux pétillent dans la faible lumière, je frotte mon nez au sien, baisse mes paupières et nos lèvres se joignent. Naturellement accordées, pour un dialogue doux et familier.
Et réjouissant. TOUJOURS réjouissant.
Avec ses mains qui s’égarent à loisir, son corps qui se presse avec une ferveur bien gaillarde ma foi, sa précautionneuse tendresse qui me fait fondre, je me sens précieux et … « aimé ? » Je m’accroche son regard.
- « Tu vois ! »
Et je m’étire souplement entre ses bras, en glissant tout contre lui. Puis je bascule sur le ventre en me cambrant pour coller mes fesses contre son bas ventre.
- « Fais-moi le cul, Lecourt. »
Puis, perfidement, j’ajoute :
- « Le genre de truc que je ne demande qu’à toi. »
Il rit. Il écrase pesamment mes omoplates sous son torse velu et vient me souffler à l’oreille.
- « Le si libre Julien ! Tu me feras me damner ! »
Mais déjà sa main court sur mes fesses et un grand tournesol s’épanouit dans ma poitrine, je souris d’avoir retrouvé mon mec, celui qui m’embarque si loin, à qui je m’en remets en toute quiétude.
Et, dans ma tête, je me permets même de chantonner « i feel pretty », cet air pour midinette avec des papillons dans le cœur, pour un mec -moi ! qui sait pourtant rouler de ses larges épaules, exhiber ses toisons touffues et planter sa belle bite mais qui, là, fond comme un chamallow …
« I feel pretty, Oh so pretty, / Je me sens jolie oh si jolie / I feel pretty and witty and bright, / Je me sens jolie, spirituelle et brillante, / And I pity any girl who isn't me tonight. / Et j ai pitié des filles qui ne sont pas moi ce soir./ I feel charming, / Je me sens séduisante / Oh so charming, / Tellement séduisante / It's alarming how charming I feel, / C est fou comme je me sens séduisante ! / And so pretty / Et si jolie / That I hardly can believe I'm real. / Que j ai du mal à croire que c’est bien moi. »
Ah ! Si les mecs hétéros savaient combien c’est bon de ne pas toujours porter le monde et de, parfois, savoir se couler entre deux bras protecteurs …
S’ils se savaient se l’autoriser surtout … ce qu’ils seraient moins belliqueux et moins cons !
Amical72
amical072@gmail.com
* L’air de Maria dans West Side Story, musique de Léonard Bernstein, livret de Stephen Sondheim ici en version de concert, interprétée par la si expressive soprano Joyce Di Donato
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