Agriculteur | Saison 25 | Le retour

1 | Affamé – Le récit de Julien

Après ma nuit échevelée avec Cédric, j'ai repris le travail, obstinément. Suite à ces libertinages éblouissants pendant lesquels nous nous étions si bien accordés, nous livrant, m'avait-il semblé, sans fard l'un à l'autre et qui m'avaient paru le satisfaire tout autant que moi, il me semblait évident qu'il allait se manifester rapidement.

Mais aucun signe de lui.

Au bout de quelques jours sans nouvelle, je lui envoie un message tout simple : "j'irai boire une bière ce soir, aurai-je le plaisir de te croiser ?"

Si je ne cherche pas à me montrer lourd ni importun, je ne veux pas non plus rester les bras croisés en espérant de ma seule bonne étoile, il faut savoir forcer le destin. Au moins, ainsi, en aurais-je le coeur net.

Et me voilà, dans la plus complète incertitude, accoudé à ma sellette au Bar à Thym, levant les yeux du restant de ma bière pour lorgner vers la porte. Elle ne s'ouvre que sur des déceptions sans cesse renouvelées ; à mesure que ma boisson s'évente, je déchante. L'heure tourne et je me fais lentement une raison : Cédric ne viendra pas. Cette évidence se dépose sur moi telle une légère poussière triste et poisseuse. Encore une fois, je m'étonne de cette facilité – absolument déconcertante, pour moi! - qu'ont certains à passer leur chemin, à poursuivre leur route sans se retourner, sans que rien, pas même une joie lumineuse, ne les retienne, ne les ramène à l'Autre avec qui ils l'ont partagée. Sans doute, de par ce vaste monde, y a-t-il tant de mains à serrer, de lèvres douces à embrasser, de corps à étreindre pour des extases sans cesse renouvelées et inédites, alors pourquoi s'arrêter pour converser avec un seul d'entre eux ?

Je dois être, moi, homme de fidélité, compagnon de route, batisseur d'histoires, un être à bien des égards dépassé, archaïque, frappé d'une absolue obsolescence.

- "Bonjour Julien !"

Je relève les yeux qui plongent dans le sourire d'un charmant barbu.

- "Je peux ?"

J'acquiesce d'un signe de tête accompagné d'un sourire de bienvenue, essayant vainement de le resituer, de retrouver le prénom de celui qui, fort de mon autorisation, glisse sa chope sur la sellette pour qu'elle voisine avec la mienne. Mes yeux ont dû traduire mon instant de perplexité car il poursuit.

- "Moi, c'est Thomas. C'est vrai que tu t'es éclipsé rapidement la dernière fois, on n'a pas vraiment eu l'occasion de discuter."

Si j'avais oublié le prénom, j'avais gardé le souvenir de sa silhouette à la belle carrure d'épaules croisée ici même, de son visage avenant à la barbe fournie et bien taillée, de ses lèvres chantournées et ourlées s'étirant en un sourire mobile sur une belle dentition crénelée, disposée en arc parfait, un joli garçon aux yeux marrons pétillants de malice qui, précédemment, ne m'avait pourtant montré que peu d'intérêt.

- "Ton copain Jérôme n'est pas là, ce soir?"

- "Non, il doit être de service."

Malgré sa mine navrée de circonstance, la nouvelle ne semble pas vraiment affecter mon interlocuteur dont l'oeil me parait se faire plus velouté tandis que son attitude corporelle manifeste son intention de s'incruster pour prolonger notre échange. Son sourire s'épanouit lentement sur ses belles dents blanches comme s'il voyait les choses s'engager selon les espoirs qu'il ourdissait.

Je soulève mes sourcils dans un soupir de théâtre.

- "Je pense que Cédric ne nous rejoindra pas, lui non plus."

- "Il n'y a guère que moi pour te tenir compagnie, alors."

Son coude a glissé sur la table jusqu'à venir au contact du mien et son oeillade ne laisse aucun doute sur la nature de la compagnie qu'il me propose. Cependant, goût du risque ou provocation ? Je ne retiens pas mon réflexe de pousser encore l'avantage.

- "Moi qui vis à la campagne où les rapports sont un peu rugueux, je viens ici en quête de quelqu'un de serviable et aux manières affables qui sache m'accueillir tel que je suis."

Il a baissé la tête et relève les yeux dans les miens par en-dessous ses sourcils avec un air de voyou gourmand. Il semble chercher ses mots pour me répondre, sans doute par quelque gaillardise bien troussée, mais je l'en dissuade d'un mouvement latéral de la tête et d'une moue qui écarte toute parole superflue : nous nous sommes compris. Il rompt alors le jeu pour abattre ses cartes et me proposer tout de go.

- "J'habite pas très loin."

Ma main s'abat sur son avant-bras, un lent mouvement du pouce en rebrousse le duvet.

- "Je dois d'abord aller pisser ma bière."

Je vois ses yeux vaciller un instant. C'est là l'exact effet que je recherchais, rien de plus. Alors je tranche.

- "Je te retrouve ici."

Si je ne décourage aucune entreprise spontanée qui peut apporter à la rencontre un peu d'insolite au piquant bienvenu, ce barbu mérite que je l'emploie autrement mieux qu'à une pipe baclée dans des toilettes qui sont, ici, très fréquentées par des consommateurs privilégiant une boisson diurétique. Mais qu'il ait pu considérer un instant ma remarque pour une suggestion, que l'idée lui ait traversé l'esprit comme un possible dont il pesait déjà les risques, son audace même ajoute du sel à notre échange et m'engage à le poursuivre.

Aussi je soulage gaillardement ma vessie, rectifie ma tenue avant de revenir dans la salle. J'aperçois alors le dos arrondi d'un péquin accoudé à la sellette que j'occupais, la tête inclinée, le cou tendu vers Thomas et, en m'approchant, je lis dans son attitude qu'il entreprend de séduire mon barbu qu'avec mon retour, cette situation embarrasse visiblement.

Un beau mec, peut-être de mon âge ou un peu moins, bien sapé, à l'aise ... un de ces concurrents qui s'emparent sans vergogne de la place sitôt qu'elle est laissée libre ? Un coucou !

- "Désolé, mais ce soir, c'est à moi que Thomas a proposé de tenir compagnie."

Mon bras enveloppe d'abord ses épaules, puis ma main glisse dans son dos jusqu'à la taille et, d'un infime changement d'appui, Thomas se rapproche manifestement de moi. Silence. Puis l'homme se redresse, se rajuste. Il me sourit civilement, bon prince.

- "Alors, je vous souhaite une bonne soirée."

Puis, se tournant vers Thomas, il ajoute, d'un ton railleur.

- "Toi, tu me feras ultérieurement bénéficier de tes découvertes."

Une fois dans la rue, j'interroge Thomas du regard mais il fait front.

- "Je ne lui ai jamais rien promis."

Je souris de son air bravache qui coupe court à la discussion et, je l'avoue, celà m'arrange car je me tiens à l'écart des embrouilles autant que faire se peut.

Nous marchons côte à côte d'un bon pas mais sitôt le seuil de son immeuble franchi, je m'enflamme, me colle à lui à chaque occasion qu'offrent les escaliers, les paliers, le pressant, lui soufflant mon impatience dans le cou. Il s'en amuse, gibier pas si farouche qu'il ne laisse le chasseur qui lui file le train coller à ses basques. Nous avalons les trois étages quatre à quatre, la porte claque et, sans attendre, je le galoche en ronflant, écrasant ses épaules au mur tout en pétrissant ses fesses qui bientôt, remplissent mes deux pognes de leur chair aussi ferme qu'attendu.

Il se plaît visiblement à embrasser, longuement, lèvres douces et langue déliée serties entre la brosse dure de sa moustache et celle, plus douce, de sa barbe ; il s'en acquitte avec ardeur et savoir-faire et c'est tant mieux pour moi qui affectionne l'exercice et ses multiples variations. Ses mains tentent de s'employer mais je les chasse, c'est moi qui veux le découvrir, et d'abord, savoir de quelle pilosité cette belle barbe aux reflets roux s'accompagne. Vais-je trouver une toison similaire, souple et dense, comme je les aime ?

J'arrache ses vêtements coincés dans sa ceinture et passe mes mains en dessous, elles remontent balayer son torse sans trouver plus qu'un maigre toupet dans la légère dépression de son sternum mais comme elles ne se sont pas encore réchauffées après la froidure extérieure, elles le font frissonner et dresser ses tétons tous deux percés d'une simple tige munies d'une boule aux deux extrémités. Effleurer ces jouets parait suffir à le faire s'étrangler. Je note.

Pourtant, je les abandonne sans plus en faire profit. Je déboucle sa ceinture et fais glisser pantalon et boxer sur la cambrure de ses reins pour dévoiler ses globes charnus qui se révèlent, eux, couverts d'un court poil souple. Enfin ! La raie est soulignée d'un enchevêtrement pileux et je crache dans ma pogne afin de l'explorer, la remontant pour l'enduire de salive, nichant le gras de mon majeur dans son nid décontracté où ma première phalange s'introduit sans effort et vibre ; elle me vaut des encouragements, murmurés d'un ton éreinté, comme déjà conquis.

- "Occupe-toi de mon p'tit cul, il est affamé."

Ça, Thomas, pas la peine de me le dire deux fois !

« Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé. / Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie AUTRE. / Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi, dans chaque instant, comme un mendiant sur ta route. Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n’avais pas rêvé pareil à CELA ton bonheur – et que tu ne l’admets que conforme à tes principes et à tes vœux. / Le rêve de demain est une joie, mais la joie de demain en est une autre, et rien, heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est DIFFÉREMMENT que vaut chaque chose. » André Gide - Les Nourritures terrestres - éditions du Mercure de France 1897.