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14 | Le retour du bleu – Le récit de Julien.
-" Alors, quand tu croises Mehdi, tu veux lui offrir la même chance que tu as eue ..."
-" Il est loin de son environnement habituel, libéré des attentes pesantes auxquelles il n'a donc pas l'obligation de se conformer ; dés lors, il s'affirme et conquiert sa liberté en baisant avec moi avec un grand appétit, un plaisir visible, réciproque ... et grandissant."
-" Mais en la matière, on peut penser qu'il n'est plus un novice depuis longtemps. Probablement que lors des parties fines avec son mec et ses potes, sous l'emprise des différents produits à sa disposition, il a expérimenté toutes les constellations imaginables et d'autres encore. Mais avec toi, Julien, sans être soumis ni par l'alcool, ni par la contrainte, il s'enhardit dans des rapports qui assurément, doivent lui apparaitre plus épanouissants et positifs ; cependant, ensuite, il se dérobe à ta vue et appréhende toujours ce que tu vas penser de lui."
-" Il me dit : c'est une chance de baiser avec toi, mais il m'explique que moi, ce n'est pas pareil, que personne se doute de rien en me regardant marcher ou parler, que mon métier, paysan, écarte tout soupçon ... Parce que, ce qu'il redoute par dessus tout, c'est qu'on le soupçonne d'être gay. Après la visite impromptue de Lecourt, sa première question sera : tu n'as pas PEUR que ... ? peur que l'on me perce au jour. L'idée même que Lecourt sache pour moi le suffoque car il se présume dévoilé, contaminé par mitoyenneté, c'est une métonymie. Par la suite, il veillera à ce que la porte soit bien fermée à clé, les rideaux tirés ..."
Je relève un regard douloureux dans celui de Jérôme qui opine lentement du chef, partageant mon accablement.
-" Alors Julien, est-ce que, comme moi, tu entrevois quelle pourrait être la cause probable de son empêchement, la nature de cet obstacle que tu décelais, bien qu'il se soit appliqué à le voiler, cette chose dont tu dis qu'elle l'étouffe, qu'il la combat sans parvenir à la surmonter ... ?"
En moi-même revient cette image d'un Mehdi, tremblant, les yeux agrandis, protestant d'une voix basse mais pénétrée : "Non, je ne pourrai pas supporter ... les mots, les regards, les ricanements, le mépris, les insultes ... Non, personne ne doit savoir pour moi, c'est pas possible."
J'avais réussi à l'attirer dans mes bras pour le rassurer et il avait fini par poser la tête dans mon cou pour prononcer le fameux "toi, c'est pas pareil, personne ne se doute" avant de se redresser - ma mémoire recompose maintenant la scène dans son intégralité, brusquement mû par un nouvel argument, lui apparaissant essentiel : "et en plus, t'es gentil."
Et moi, je n'avais pas entendu. Je n'avais vu que ses yeux de faon, ses lèvres ourlées, ses jolies dents, son corps de mec ; abusé par le compliment, j'avais fondu pour eux, lui proposant de venir vivre avec moi alors que lui, dans un aveu bouleversant que je n'ai pas su lire, me donnait à voir ce qui le déchire irrémédiablement, l'opprobre tellement intériorisée qu'elle le rend insupportable à lui-même.
Quelque part en toi / où nul homme ne voit / tu rumines ta plaie / comme du verre pilé*
Silencieux, nous marchons un moment, chacun restant plongé dans ses pensées. En fermant un instant les paupières, je revois la suite de nos ébats, quand Mehdi et moi avons rejoint la chambre, des images de peaux coulissant souplement l'une contre l'autre, j'entends des soupirs, des succions, les cris d'extase de cette intimité torride dans la pénombre qui nous protége étroitement et lui autorise toutes les audaces y compris les plus lubriques alors qu'en pleine lumière, le moindre regard caustique, la plus mince éventualité devient soupçon et lui est intolérable.
Le petit déjeuner du lendemain, en contraste, est lourd de silences. Il part chez sa mère et moi, je redoute le vide qui va s'ouvrir, mais lui ? A quoi songe-t-il ?
De tout le week-end, la place occupée par Mehdi ne se comblera pas, une évidence se fait jour, celle de mon désir d'une présence à mes côtés au quotidien, celle d'un corps vivant et chaud dormant chaque nuit près du mien et que je retrouve au matin ; que ce soit celui d'un homme puisque je suis gay ne change rien à l'affaire. Mes espoirs y placent naturellement Mehdi qui occupe mes pensées et prend la forme d'un espoir joyeux.
Aussi, quand il arrive par surprise, dimanche soir, je retrouve l'empressement qui m'a porté tout ce temps.
-" Très vite, à son retour, je lui ai confessé qu'en l'attendant, je me suis dit que je prendrais volontiers une habitude ... celle qu'il dorme plus souvent avec moi ... que j'aimerais essayer ... et je SAIS que j'ai ajouté : si tu en as envie ..."
-" Mais lui, Julien, LUI ! A-t-il répondu ? T'a-t-il laissé penser d'une quelconque manière qu'il était prêt à s'engager de la sorte ?"
Hélas, je dois bien convenir qu'il n'a rien dit ni manifesté d'aucune façon la moindre intention de partager mon rêve. Nous avons rejoint la chambre pour nous précipiter dans un moment de sensualité éblouissante et dont je ne dirai rien à Jérôme car j'ai toujours été discret sur les détails des ébats avec mes amants tant je regarde ces moments comme des traductions au coeur de l'intime de chacun.
J'ai eu la faiblesse de prendre le silence de Mehdi puis son élan pour un assentiment quand ce n'était probablement qu'un étourdissement par les sens, une fuite en avant et je m'en veux terriblement pour mon fourvoiement, obnubilé que j'étais par l'envie d'avoir un compagnon, rôle que je lui ai commodément attribué mais qui est beucoup trop vaste pour lui et lui fait probablement violence.
Je secoue négativement la tête en réponse à Jérôme. Il entoure mes deux épaules de ses deux bras fermes qui me contiennent, fait une grimace, demi sourire, demi moue d'excuse.
-" Tu sais, on manque tous de sagacité à un moment ou à un autre. Moi-même, je m'évertuais à écrire à la maman d'un pensionnaire qui, elle, ne répondait jamais ... jusqu'à ce qu'une collègue me souffle qu'elle était possiblement analphabète, ce qui s'est révélé exact. Les plus grands psychanalystes choisissent un superviseur alors celles et ceux qui prétendent "bien savoir qui ils/elles sont, tu sais ..."
Il y a tant de bienveillance dans le regard qu'il pose sur moi, tant de sincère affection que je m'en sens rasséréné ; humble, fragile, faillible mais pardonné, absous.
-" Si tu le permets, je vais m'imposer aux Chênaies les jours qui viennent, comme au bon vieux temps , celui où tu m'as sauvé la vie ... Les choses difficiles à conquérir, pour lesquelles on a dû prendre sur soi, elles seules importent, parce qu'elles ont un prix ; ce sont ces difficultés surmontées qui font que l'on s'attache."
Lecourt, Monique, ma mère ... Tous m'avaient abondamment apporté leur réconfort de toute leur précieuse affection face à ce réel irréparable, mais Jérôme a eu les mots justes au bon moment, celui pendant lequel je pouvais les entendre.
Pour la première fois, je me suis senti consolé et ces paroles consolatrices ont mis de la distance, rompu la spirale de douleur qui m'enfermait, dénoué la culpabilité, progressivement rangé Mehdi dans le coffre des souvenirs et m'ont à nouveau ouvert à la vie.
L'épaisse couche de nuages noirs qui obscurcissait mon ciel se déchire et me laisse entrevoir un lambeau de bleu. Apaisant.
Amical72
amical072@gmail.com
*recueil Terraqué d'Eugène Guillevic
* J'sais pas où t'es parti / Si c'est si loin d'ici / Mais comme c'est loin de moi / J'sais pas où t'es parti / Où tout ça s'est fini" Mathieu Boorgaerts s'interroge "j'sais pas où t'es parti?"
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