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Saison 6 | Chapitre 4 | Males entendus
- « Allez, debout, Julien ! » Il a déboulé dans ma chambre à grand fracas.
J’étais rentré aux Chênaies pour les vacances scolaires d’automne. Entre deux portes, le patron m’avait dit :
- « prépare ton balluchon, Julien, nous partons quelques jours » Rien de plus, comme à son habitude. Et là, à l’aube, il me tirait du lit et nous voilà partis dans la grosse berline. Vers le sud, semble-t-il. Prudemment, je me lance :
- « et où allons-nous, cette fois ? » Il rit puis reprend un air sérieux, voir sentencieux :
- « tu n’as plus confiance en moi, gars Julien ? » A le voir ainsi joueur, je le devine joyeux à l’idée de cette escapade et des plaisirs qu’elle nous réserve mais aussi qu’il veut me faire languir à dessein. Alors je prends un air contrit :
– « je voudrais juste savoir à quoi m’attendre pour m’y préparer mentalement ; savoir si je dois réviser mes poésies, si j’ai la bonne tenue vestimentaire … » Il me lance un regard en coin, réfléchit un instant :
- « Vois-tu Julien, puisque nous partageons mon vin, il m’a semblé judicieux de t’emmener pour choisir quelques nouveaux flacons … » Je contemple sa large main droite posée sur le volant tandis qu’il conduit ; il pianote avec tous ses doigts comme s’il jouait mécaniquement des arpèges à la guitare, avec son pouce qui retombe alternativement sur la tranche dans un choc plus sourd. Puis mes yeux remontent sur son avant-bras puissant dont les poils scintillent, plus clairs dans la lumière, jusqu’à sa manche enroulée et, au-delà, à son épaule droite, un peu remontée. L’autre avant-bras est calé sur la base de la vitre de sa portière. Cette peau, je me sens en explorer le moindre grain. Sans relâche, je l’ai humée, caressée, léchée ; je m’y suis enroulé et m’en suis recouvert et je l’ai empoignée et cajolée … Et j’en redemande. Putain, j’en frissonne, ce mec me fout le feu comme personne. J’en bande. Il tourne la tête vers moi et m’interroge d’un bref coup de menton :
- « humm, Julien ? » Je me rassois le dos bien à plat dans mon siège, je ferme les yeux :
- « c’est chaud, patron ! » Je reste silencieux quelques secondes avant de reprendre en m’accompagnant du geste … « Quand tu rapportes une bouteille, tu l’époussettes rapidement du plat de la main pour nettoyer l’étiquette, tu la débouches pour sentir rapidement le bouchon avant de verser dans les verres qui tintent … Ces images, ces bruits … ce cérémonial … Puis les odeurs, les goûts et, ensuite, la concentration, chacun sur ses propres sensations pour les identifier, les évaluer … Chercher quelques mots justes pour tenter de les échanger … Penser à l’autre qui est envahi par ces mêmes arômes, ces mêmes senteurs, cette même volupté … » Je passe lentement une main le long de mon bras, hérissant les poils, puis je recommence avec l’autre.
- « C’est chaud de déguster du vin avec toi, non ?» Je me tourne vers lui ; il s’est redressé et garde le regard fixé sur la route, un mince sourire aux lèvres. Je me laisse glisser un peu dans mon siège, mes mains caressent mon ventre puis soulèvent mon polo pour se glisser en dessous et ébouriffer ma fourrure : « Mmmm » Et là, il éclate :
- « Arrête, Julien ! Je conduis ! Ouvre plutôt la boite à gants »
Tiens, tiens, monsieur serait-il « ému » tout autant que moi ? … Je le regarde en coin, il a les sourcils froncés de celui qui se concentre sur sa conduite mais un léger sourire relève toujours la commissure de ses lèvres. Je me penche en avant, le doigt crochetant déjà le loquet qui ouvre le rangement à mes pieds quand je sens sa main se poser sur mon dos :
- « il y a tant de belles choses à éprouver dans la vie, Julien, et tant de gens qui ne font qu’attendre, espérant qu’elles se produisent d’elles-mêmes, sans qu’ils aient à intervenir … Alors, ton impétuosité ne peut que me réjouir. » Il pianote avec ses doigts. « Mais sache être un peu patient, parfois. »
J’acquiesce d’un hochement de tête, remballant momentanément et avec une légère frustration, mon érection inopinée car je devine qu’il a organisé la journée. Il laisse sa main sur mon dos un instant puis, après une légère friction circulaire, la repose sur le volant.
Je me concentre pour tenter de retenir quelques instants la trace que m’a laissée son contact, comme une promesse faite à moi-même d’y revenir prochainement puis j’ouvre le petit compartiment et j’y trouve un célèbre guide des vins.
- « Pour toi » dit-il. Suivant ses indications, je me plonge dans cette référence, découvrant son sommaire, ses cartes, ses index, et d’autres précisions savantes : passionnant ! Je pose des mots sur mes intuitions, mes connaissances éparses et, une fois encore, le plaisir de la découverte me saisit.
Lecourt m’indique enfin notre destination : le Domaine de la Chapelle. Nous roulons maintenant dans un fond de vallée en partie planté de vignes, encadré par des coteaux peu élevés couverts de feuillus. Le vigneron, un quadragénaire brun à cheveux courts, pas très grand, robuste, souriant, affable, nous ouvre la porte de sa cave de dégustation : une pièce voutée, au sol de terre battue recouverte de petits galets et comportant de larges banquettes latérales en maçonnerie où nous prenons place sur des coussins rouges, dans une chaude lumière indirecte et cette odeur de mout caractéristique d’une cave viticole.
Devant nous sont présentés les produits du domaine : blanc, rosé et rouge dont deux cuvées ont les honneurs du guide. Je suis tout à l’impatience d’ancrer mes nouvelles connaissances dans le réel, de les confronter à une vraie dégustation et de m’ouvrir aux balbutiements de l’intelligence d’un monde dont je n’avais fait, jusqu’à ce jour, qu’éprouver des sensations de plaisir sans pouvoir y déceler les savoir-faire des hommes qui en sont les maitres d’œuvre patients et attentifs. Je suis bon élève.
Le blanc est frais et nerveux mais ce sont les rouges d’assemblage qui me retiennent avec leur robe rubis, leur nez de cerise, leurs tanins assez discrets qui laissent deviner un avenir de rondeur et de réglisse. Je questionne, sollicite, vérifie, insiste, et le producteur, attentionné, me répond de bonne grâce, me guidant parfois, tandis que Lecourt approuve ma curiosité d’un hochement du chef, semblant l’encourager quelquefois. Je le laisse passer commande et je remercie notre hôte d’une chaleureuse poignée de main appuyée qui le laisse un peu bafouillant, l’œil hésitant. Alors je ris discrètement :
- « je vous prie d’excuser mon enthousiasme mais je viens de me plonger dans la lecture du guide et, en néophyte consciencieux, je tentais d’appliquer mes connaissances trop fraiches ; j’espère ne pas vous avoir importuné … » Il proteste avec une politesse empressée, nous aide à porter les cartons jusqu’à la voiture puis nous propose :
– « sans doute voudrez-vous découvrir la chapelle qui donne son nom au domaine, elle est ouverte ! Suivez ce sentier. » Grimpant au travers d’un bois de chênes tortueux poussant dans la caillasse sèche, nous arrivons à une clairière, sur un replat où se dresse, désarmant de dépouillement, un pavé de pierres blondes couronné d’un toit à deux pentes couvert en tuiles romanes. Il en émerge un clocher-mur percé d’une unique baie en plein cintre accueillant la modeste cloche. L’intérieur, de pierres brutes, est d’une simplicité extrême, la nef voutée en berceau et terminée par un chœur en cul de four est éclairée par d’étroites ouvertures romanes et les éléments d’une frise antique en remploi courent le long des murs. La simplicité, l’harmonie, le calme du lieu emportent notre esprit et l’élèvent, loin des guerres et des sauvageries qui assurément ont également profondément marqué les lieux. Je me sens paisible et serein.
Nous redescendons et, après avoir salué de loin notre hôte de la main, nous reprenons la route. Je suis encore sous le charme de l’endroit et m’en ouvre à Lecourt qui pouffe :
- « tu n’as rien vu, Julien ? » et, devant mon air ébahi, il poursuit : « ce brave vigneron a frisé l’apoplexie en ta compagnie ! » Je suis incrédule :
- « Lui, gay ? Nooon ! Et comment peux-tu penser une chose pareille ? » Il lève son avant-bras à la verticale, poing fermé, auriculaire tendu et frétillant, puis il reprend :
- « Il ne t’a pas quitté des yeux, suivait le moindre de tes gestes du regard et buvait tes paroles. » Ce Lecourt ne cesse de m’étonner : son petit sourire sarcastique me laisse à deviner des années de dissimulation et d’observation discrète … Mais en admettant :
- « tu exagères, patron ! Je n’ai rien d’un de ces modèles de magazine. »
- « Tttss, Julien ! Quand, en lui serrant la pogne, tu lui as pris le bras avec ton autre main, je l’ai senti prêt à fondre comme un fruit mûr. Et j’étais même certain que nous allions le retrouver comme guide à la chapelle … » conclut-il, l’œil brillant et complice.
Je suis décontenancé. J’étais tout entier consacré à cette dégustation, une aventure à pas comptés dans ce monde, à relier réflexion et saveurs, à guetter leur soutien à tous deux pour rectifier mon propos, à jubiler de tous ces bonheurs conquis et, pas un instant, je n’ai lu le désir dans le regard de cet homme, je n’ai rien vu. Je l’avoue : je ne l’ai même pas vu, lui !
Drôle de journée : quand je suis chaud comme la braise, le patron me tarabuste et se défile puis quand un mec - il m’a semblé pas mal, bien que je l’aie, en fait, peu regardé - est à deux doigts de tomber dans mes bras, je ne m’aperçois de rien …
Rien à fiche ! Lecourt m’a embarqué pour quelques jours d’imprévu en tête à tête et cette seule aventure clandestine me comble … J’ai au fond de moi cette boule de désir : ce soir, où que ce soit, je sais qu’on va se retrouver, peau contre peau, et là, il ne songera pas à esquiver. Ou je ne m’appelle plus Julien !
Amical72
amical072@gmail.com
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