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8 | Privilège
En sortant de la boutique de Damien où j’ai laissé Toni, je suis allé m’installer en terrasse à l’Ambassade, sous la protection du store banne, face à la rue où défilent les badauds.
C’est une enseigne ancienne qui, aujourd’hui, héberge en toute bienveillance des populations différentes échappant aux ghettos où leur singularité les enfermait il y a peu encore. C’est juste un lieu cosmopolite et ouvert où règne une tolérante mixité, que nous privilégions aujourd’hui, plutôt que l’entre soi des endroits à la clientèle trop spécialisée.
J’y attends Julien et Arnaud qui ne tardent pas à arriver, un peu étourdis par les bruits et l’activité sur la place principale de la cité. Arnaud s’efface, un peu en retrait sur sa chaise, quand Julien, vivifié par l’agitation alentour, parait retrouver sa curiosité et sa sociabilité sans cesser de jeter des regards à son compagnon silencieux mais paisible.
Malgré sa transformation, j’ai soudain l’œil attiré par une silhouette qui traverse la place, ce qui me fait réaliser combien elle m’est devenue familière. Avec sa chemise bleu clair, son pantalon caramel dont les jambes, à la coupe rétrécie vers le bas, sont retournées pour ne dégager que la cheville nue sur des tennis impeccablement blancs, Toni avance d’un pas léger et plein d’entrain suivi par Damien qui me désigne à lui d’un bras tendu.
Lorsqu’il pivote pour s’asseoir sur le siège à mon côté, Toni me laisse un instant entrevoir le galbe de sa fesse, joliment souligné par la toile de coton barrée de la poche passepoilée puis se tourne vers moi avec un sourire si visiblement éblouissant de plaisir qu’il vaut tous les remerciements. Sans en avoir l’air, sa main a glissé de l’accoudoir pour brièvement étreindre la mienne avant de retrouver prestement l’appui. Face à moi, Damien m’adresse un clin d’œil entendu. Ouf ! Je vois que Toni a mis ma proposition à profit ; il semble à l’aise dans ses nouveaux vêtements à la fois simples et classiques.
Tout à sa conversation avec Julien, il croise les jambes en retenant d’une main son tibia au plus haut sur sa cuisse. Le revers de son chino remonte, découvrant, au-dessus du cuir blanc de sa chaussure, la lisière entre les abondants poils bruns de son mollet et la peau glabre que soulève la crête de sa malléole interne. Mes yeux se fixent sur sa cheville, sur cette peau lisse, fine et ambrée, avec son réseau de veinules. Qui d’autre a remarqué cet endroit ? Je ferme les yeux quelques secondes et je sais que je pourrais y poser la main. Ou les lèvres. Mon cœur s’accélère à cette seule pensée : mes doigts courant à loisir et délicatement sur cette douceur satinée et Toni qui en frissonne, rose de confusion.
J’ai le sentiment d’être le détenteur d’un savoir précieux, et secret car personne n’en soupçonne l’existence. J’ai conscience d’être ainsi un privilégié. D’avoir, là, une chance qui m’éclaire.
Mais toujours rayonnant et disert, Toni se félicite de retrouver Julien et Arnaud en ville, alors que, jusque-là, ils ne s’étaient vus qu’aux Chênaies. Je les coupe :
- « Alors si on en profitait ? Si vous veniez dîner à la maison ? Oh, quelque chose d’improvisé, on commande des pizzas … »
Mon invitation, lancée à la cantonade, surprend mais semble séduire, Arnaud se rangeant à l’avis général. Damien, lui, la décline poliment, est-ce pour protéger une vie de célibataire soucieux de son indépendance ou par discrétion ?
Quand s’ouvrent les portes de l’ascenseur, je prétexte subitement un oubli pour retourner seul à la voiture. Quelques minutes plus tard, quand j’entre dans l’appartement et ainsi que je l’avais calculé, Toni a ouvert les portes, dressé le couvert et installé les convives. Tout naturellement.
Il est chez lui.
Julien se relève brusquement pour m’engloutir dans ses bras dans une de ces étreintes démonstratives mais pudiques que nous affectionnons, sa grande main tapotant sourdement mon dos. Ainsi les choses sont posées, sans bavardage superflu, comme elles ont survenu.
- « Adrien, donne-nous un verre de quelque chose de bon, pour trinquer dignement à nos petits secrets révélés ! »
Le vin d’Anjou rouge rubis glougloute dans nos verres qui aussitôt tintent joyeusement. Julien s’est rengorgé, il enveloppe Toni de son regard et soudain, celui-ci le perçoit et reste d’abord interloqué. Mais il ne tarde pas à répondre au sourire de connivence qui lui est adressé.
- « Dès la première fois, j’ai vu en toi un garçon déterminé ! Soit le bienvenu, Toni ! »
Amical72
amical072@gmail.com
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