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9 | Suffoquer
Le récit de Toni
- « Je voudrais vous dire … »
Dans cette cuisine où nous sommes attablés devant nos pizzas, bras levés, à porter joyeusement des toasts, Arnaud a soudain glissé de son tabouret ; il a cassé sa nuque, posé ses mains sur le plateau du comptoir comme s’il s’apprêtait à dire le bénédicité. Il relève les yeux au plafond et reprend d’une voix sourde, dans un souffle :
- « … je suis un enculé ! »
Je vois Julien et Adrien suspendre leurs gestes et leur visage se figer. C’est, bien sûr, Adrien qui se ressaisit le premier. Il intervient, jovial :
- « Mon père me racontait souvent cette anecdote ; quand, dans la foule, quelqu’un traitait Jacques Chirac, alors Président de la République, de « connard ! », il rétorquait : « enchanté ! Moi, c’est Jacques Chirac ! » Avec ce joli revers, c’est l’arroseur qui est arrosé. »
Mais Arnaud branle du chef latéralement puis il plante ses yeux dans ceux d’Adrien.
- « Non ! C’est MOI qui VEUX VOUS dire!
Quand ils m’ont surpris, j’ai eu honte, Ô, tellement honte ; ils m’ont couvert d’ordure et je me suis regardé moi-même comme … une merde, un excrément. Je me sentais marqué, je pensais qu’il aurait suffi d’un examen anal pour découvrir les stigmates de mon ignominie et me démasquer *. Alors je me suis abandonné. A mes propres yeux, j’avais perdu toute dignité, tout droit de prétendre au moindre respect.
Puis je vous ai espionnés, vous deux, dans l’écurie. »
Il nous pointe du doigt, baisse un instant les yeux, puis de nouveau, nous envisage.
- « Et j’ai eu envie, c’était plus fort que moi, une puissance trop longtemps retenue me submergeait … » Il se tourne vers Julien : « alors je l’ai provoqué, lui ! »
De nouveau, il baisse la tête :
- « Et depuis, je vis partagé, coupé en deux ! Entre une allégresse qui enfle, me rend goût à la vie, me transporte et, soudain, … la terreur que tout s’effondre, qu’un orage terrible s’abatte sur moi … mais également sur vous que j’aurais entraînés dans ma punition. La terreur de tout perdre, de tout gâcher, encore. Alors je reste à l’abri, tapi dans l’ombre mais, à vous, je veux pouvoir le dire : Oui ! Je suis un enculé. »
Il nous envisage l’un après l’autre et ses yeux tremblent et menacent de se noyer, comme ceux d’un enfant qui fait face à une chose trop grande pour lui, à un horizon si vaste que ses membres en flageolent et ses poumons brûlent, il suffoque. Pourtant, c’est bien une joie qu’il découvre, j’en jurerais, rien qu’à voir le bleu de ses iris si clair et si limpide, une joie si incroyable qu’il en doute encore.
Et je ne peux réprimer un étranglement dans ma gorge. Je tourne alors ma tête vers Adrien, ancrant mon regard éperdu dans ses yeux. Au secours, je ne veux pas !
Je ne céderai pas à cette terreur du jugement de l’autre. Je sais désormais qui je suis et, cet après-midi, j’ai habillé de neuf cette affirmation de moi-même, pour une libération.
Et ses yeux à LUI me semblent plus clairs qu’à l’habitude ; ils ne cillent pas, ils ne décrochent pas, ils sont calmes et m’offrent leur sérénité.
A côté, Julien a entouré les épaules d’Arnaud de son bras. Eux aussi se regardent intensément.
« Can’t take my eyes off you! »
Non, l’instant ne me parait ni triste ni pesant, mais plutôt, solennel ! Je saisis mon verre et le lève. Les trois autres en font autant et nous trinquons à nouveau.
En nous souriant silencieusement.
* La pratique infamante de l’examen anal dans le cadre de poursuites contre l’homosexualité est dénoncée comme acte de torture par les organismes de défense des Droits Humains
* « Listen to Gloria Gaynor ! » qui, en 1991, reprend « Can’t take my eyes off you » , un single de 1967, composé par Bob Crewe et Bob Gaudio, chanté par Frankie Valli.
Amical72
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