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10 | Sérénité
Le récit de Lecourt
J'ai pris la route pour rentrer aux Chênaies.
Sale journée! Des réunions qui traînent en longueur, des interlocuteurs persuadés de leur compétence absolue, sourds à tout dialogue, qui n'attendent rien d'autre qu'une confirmation renforçant leurs propres choix. Mais, en revanche, ils n'ont rien anticipé et prennent la parole pour avoir l'illusion d'exister en répétant ce qui a déjà été dit, dans un simulacre d'échange dont aucune dynamique ne parvient à émerger.
Sentiment de vacuité, de perdre mon temps alors que le temps, MON temps, va s'amenuisant. La soixantaine passée, déjà! Ma patience en pâtit au fur et à mesure que mes articulations s'ankylosent.
J'ai rapidement dîné seul, en ville, puis j'ai pris la route pour rentrer aux Chênaies ... Où il ne doit guère se trouver que Julien à cette heure.
Julien! J'ai encore réalisé lors de notre dernière escapade quel homme séduisant il est devenu en découvrant les oeillades que lui décochait ce grand serveur qui ne le quittait pas des yeux. Il affiche cette aisance corporelle, cet air détaché, cette assurance tranquille qu'ont les personnes bien dans leur peau et dans leur vie et qui ont su demeurer ouvertes aux autres.
L'inviter décuple mon plaisir tant il garde sa curiosité et son appétit intacts, tant il sait si visiblement profiter du moment, le partager, déceler et souligner tout ce qui en fait la singularité ... Julien n'est pas vraiment démonstratif mais il sait "dire", il met des mots sur son plaisir et, souvent, il a ainsi enchanté l'instant en me "révélant" le mien. En celà, il m'est un irremplaçable commensal.
Et je sais aussi combien cet endroit l'a séduit. Me rappeler sa joie me met du baume au coeur, c'est un de ces bonbons délicieux qui fondent dans ma bouche, combattent toutes les nuées sombres, les afflictions et me tirent vers la lumière d'une vie dont ils soulignent les bons moments.
Sacré Julien! Nous nous sommes croisés en mille neuf cent quatre-vingt sept, il avait vingt ans, moi juste quarante. Adrien est né en février, pile l'année suivante. Nous sommes aujourd'hui en deux mil neuf, les comptes sont vite faits! Ce qui a commencé comme une folie hasardeuse s'est rapidement construit comme une solide estime. Tout semblait se conjuguer à merveille, lui qui ne rêvait que de devenir chef d'exploitation agricole s'est immédiatement montré fiable et compétent et moi qui n'aspirais qu'à prendre de la distance avec cette terre à quoi j'étais par trop prédestiné.
Avec sa liberté naturelle, il a su jouer les pères de complément avec Adrien et je lui sais gré d'une certaine influence émancipatrice, même si elle parait conduire inéluctablement à l'interruption de la dynastie des Lecourt agriculteurs aux Chênaies. Et c'est lui, Julien, qui y perpétue le patrimoine paysan séculaire, avec ses connaissances, ses gestes, ses techniques et ses animaux inclus dans un écosystème, il se tient à distance de la quête de rentabilité à court therme qui parait être l'unique visée d'une exploitation intensive et il "préserve" ainsi le domaine.
Car cette terre vivante et ce qu'elle porte constitue le lien entre lui et moi et j'ai toujours plaisir à répondre présent quand il m'invite à donner mon avis. Que ce soit pour conforter ou offrir une alternative aux options qu'il a envisagées, il le prend toujours sérieusement en considération.
Particulièrement en ce qui concerne les chevaux. Je les élevais par tradition, ne sachant leur trouver rien de plus que le triste avenir de la boucherie. Mais Julien, cavalier, a su sélectionner des animaux à vocation de diligenciers et les a valorisés par l'attelage. D'ailleurs, sa jolie pouliche mérite vraiment que j'en touche deux mots à ce type, là ...
Et puis, entre Julien et moi, il y a cette autre dimension, charnelle. C'est elle qui nous a réunis, elle aurait pu nous aveugler et nous perdre, nous avons heureusement su la canaliser et elle nous a soudés. Depuis tout ce temps, je marche ainsi sur mes deux jambes qui, soit dit en passant, s'ignorent superbement. L'une est mon grain de fantaisie, un monde parallèle ; l'autre m'apporte la stabilité paisible et la respectabilité sociale, et je ne connais pas d'autre position envisageable tant je suis d'un autre âge en la matière, un "fossile" diraient certains.
Mais Julien, c'est ... le frisson, le plaisir interdit, la plénitude des sens, l'abandon en toute confiance. Et si nous nous retrouvons plus rarement pour des ébats devenus plus sages, notre communion est toujours aussi fusionnelle.
J'aperçois justement de la lumière à ses fenêtres.
Je cède à une impulsion soudaine : il ne dort pas, allez, je m'arrête ! Je pousse sa porte sans façon, à la volée. Il se tient debout derrière la table du coin cuisine, une bouteille d'eau gazeuse à la main et sursaute, manquant de renverser le verre qu'il remplissait. Un instant, il me semble que quelque chose le retient et trouble son sourire. Sans doute la surprise, à cette heure tardive ...
- "Bonsoir Julien!"
Je profite de sa nudité, coutumière en cette saison, pour détailler ses belles épaules, son torse moussant de broussaille, ses grandes mains aux longs doigts ... Il se déride, m'adresse un clin d'oeil et lève le bras pour me proposer l'étiquette à lire.
- "Tu en veux aussi ?"
Il sourit, dans l'attente de ma réponse. Comme il y a déjà deux verres pleins devant lui, mon acquiescement est induit par une élémentaire politesse. Mais voilà qu'il se retourne pour prendre un troisième verre dans le buffet.
Je tourne immédiatement la tête vers l'autre extrémité de la pièce pour découvrir qu'un homme est assis dans le canapé. D'où je me tiens debout, je n'aperçois que sa nuque et le haut de son dos, nu et je devine qu'il est dans la même tenue que Julien.
- "Ah, je ne t'avais pas vu ... Bonsoir!"
Il s'est tourné à demi pour répondre par un signe de tête, un murmure indistinct et un sourire contraint. Juste assez pour que j'aperçoive un profil au nez fort, des cheveux bruns et courts, une pupille sombre. Un type méridional, catalan peut-être, qu'accentue la barbe de trois jours sobrement sculptée. Il me parait intimidé mais plutôt joli garçon. En la matière, je fais toute confiance au charme et à la perspicacité de Julien. Il m'en vient comme une pointe de fierté.
Julien a rempli mon verre et fait deux pas vers moi pour me le donner puis, trois autres de côté pour tendre le sien à son invité, par dessus le dossier du canapé. J'ai tout le loisir de reluquer sa male plastique et son aisance dans la nudité, celle-là même qui m'avait ébloui au début, quand je l'avais amené découvrir le méandre des moines. Juste un naturel, débarrassé de toute intention provocatrice, que je lui envie et que son exemple rend communicatif. Même si, hors sa présence, mon habituelle pudeur redevient la plus forte, j'ai longtemps regardé comme une conquête d'avoir "pu le faire" et ce potentiel possible a contribué à me libérer d'un poids.
Julien revient vers la table, s'empare de son verre et le lève comme pour un toast mais il ne dit mot et se contente d'un sourire énigmatique, comme un flottement, une indécision. Lui qui m'a habitué à une grande liberté et un goût affirmé pour le libertinage me parait soudain quelque peu timoré. Alors je désamorce.
- "En passant devant chez toi, j'ai vu de la lumière et je me suis arrêté sans plus m'interroger."
Je fronce les sourcils et secoue la tête comme pour en chasser une contrariété.
- "Foutue journée! Je désespère parfois de nos semblables et de leur capacité de clairvoyance. Ils se croient les rois du monde régnant pour, imaginent-ils, l'éternité, pensent pouvoir le bousculer à leur seule guise en restant sourds à celles et ceux avec qui ils le partagent. Auprès de qui viendront-ils chercher un peu de consolation le jour où, comme il arrivera inéluctablement, la vie les frappera d'un des ces accidents à quoi aucun d'entre nous n'échappe ?"
J'ai relevé les yeux pour croiser ceux de Julien, j'ai souri.
- "Alors je n'ai pas résisté à ta fenêtre éclairée."*
Julien a légèrement plissé les paupières sur ses yeux qui pétillent dans les miens, Paul Eluard est un de nos gimmicks et, instantanément, nous nous sommes retrouvés. Je sais qu'aucun jeune homme sur son canapé, aussi nu, disponible et ensorcelant soit-il, ne pourra effacer cette complicité patiemment construite entre nous. Alors je bois mon verre lentement, dans une application à bien me désaltérer.
- "Bien, merci! Je vais vous laisser maintenant en vous souhaitant une bonne soirée."
Mais quand j'avance d'un pas pour reposer mon verre sur la table, à ma surprise, Julien m'attire dans ses bras et me brasse étroitement quelques secondes, sans un mot. Puis gardant sa main à mon épaule, il m'accompagne quand je me dirige vers la porte.
Sur la chaise, à côté, le casque et la combinaison de cuir noir.
- "Ah! Mais c'est l'homme à la moto!"
Il s'est soulevé d'un bond, dévoilant un joli torse griffé de poils sombres.
- "Si ma moto géne, je peux la déplacer ..."
Je me suis arrêté et tourné vers lui. Je le regarde en alternance avec Julien qui s'est figé, avec un sourire amusé. Je sens que Julien ne serait pas volontiers partageur ce soir ...
- "Si elle est là où elle était garée hier, elle est en sécurité et à l'abri des regards. Ainsi tu peux être tranquille ... et vous pouvez poursuivre votre soirée en toute quiètude."
Sur un dernier sourire, je suis sorti, remonté dans ma voiture que je suis allé stationner sous le hangar, non loin d'où LA moto est à nouveau garée. A posteriori, je suis surpris par mon calme tranquille. Non, je n'ai aucun regret et je m'amuserais plutôt de la séquence et du grotesque boulevardier de mon imprudente irruption chez Julien. C'est sans moi et sans jalousie que je les laisse poursuivre leurs joyeuses polissonneries, je me réjouis plutôt de leur belle santé.
Dés notre rencontre, Julien a imposé d'écarter toute exigence de monogamie ... d'ailleurs, de fait, incompatible avec ma propre situation d'homme marié et, malgré quelques pincements parfois sévères infligés à mon amour propre, ce détachement et la règle de la loyauté qui s'y est substituée ont été grandement favorables à la construction d'une relation solide et bienveillante entre nous ; ce soir en est encore une illustration.
Ces solides assurances me sont une richesse quand je rejoins la grande maison plongée dans l'obscurité, d'un bon pas. Je ne suis pas jaloux, non ! Je me réjouis des bonheurs que le hasard voudra bien placer sur la route d'un Julien en qui j'ai toute confiance : je le sais capable de les transformer en de fructueuses rencontres. Qu'il vive un peu sa vie.
Mais quel gaillard, ce Julien, quel fripon!
Je me sens serein, je suis simplement en paix.
Amical72
amical072@gmail.com
* "la fenêtre éclairée" perce la nuit qui n'est jamais complète chez Paul Eluard. Ecoutons Julos Beaucarne nous en proposer sa version tremblotante et si simple. . Non! "la nuit n'est jamais complète" Voir également Agriculteur S4-05
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