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4 | Le défi
Le récit de Julien
- "Bonjour Julien."
- "Bonjour Mehdi! Je suis content de te voir!"
Je me suis accoudé sur le dos de la pouliche que je brossais et je le regarde posément en souriant. C'est bien lui. Nous voilà en prise directe avec le réel, cette fois. Dans sa combinaison de cuir noir marquée d'une raie blanche transversale soulignée d'un liseré rouge, il parait légèrement embarrassé et lève le bras droit au bout duquel pend un sac en plastique blanc rebondi.
- "Je suis sorti acheter quelque chose à manger et je me suis décidé à en prendre pour deux pour venir partager avec toi."
Je hoche la tête en plissant les yeux. C'est bien lui, là, ce grand beau mec debout devant moi, qui danse d'un pied sur l'autre, pas très à l'aise.
- "Et bien, de mon point de vue, voilà une des meilleures idées que tu aies eue aujourd'hui! Je termine la toilette de cette demoiselle et je suis à toi."
Quelques coups de bouchon plus tard, je détache la longe et je me dirige vers le pré, Mehdi nous emboite le pas. La pouliche a étendu son encolure et hennit sourdement, des hennissements sonores lui répondent et elle se redresse, fringante à la perspective de retrouver ses congénères.
Arrivés, dans la pature, je lui impose un arrêt au carré et l'immobilité totale avant de défaire prudemment la boucle du licol puis de m'écarter vivement d'un pas. Elle laisse tomber la tête, souffle puissamment, nez au sol, puis pivote d'un bloc sur ses postérieurs pour partir à la rencontre de ses semblables d'un petit trot enlevé, enroulant son encolure, fouaillant de la queue, ronflant sourdement bouche fermée. Quelle belle bête! Son allure me remplit de cette sorte de fierté "paternelle" que m'inspirent ces animaux quand ils me donnent à voir cette belle vitalité joyeuse.
Soudain, je surprends l'oeil narquois que Mehdi pose sur moi et je l'épingle aussitôt fermement du regard. Il se dandine sous l'estoc, un peu emprunté avec son casque dans une main et son sac blanc arrondi dans l'autre, dans sa tenue de cuir matelassé sombre, incongrue dans cet environnement verdoyant mais, au lieu de se réduire, son sourire s'épanouit et son regard, franc et direct bien qu'encore légèrement vacillant, revient répondre au mien.
- "Julien qui prend soin ..."
Je suis toujours surpris qu'on s'en étonne ! Sans doute cette disposition remonte-t-elle à l'enfance, à ma mère qui s'assurait scrupuleusement que nous avions tout le nécessaire avant de nous houspiller pour nous envoyer, ainsi armés, rejoindre ... les autres, notre propre vie, le monde ; à ces attitudes qui nous imprègnent plus que tout apprentissage conscient.
Et aussi, à cet équilibre entre donner et recevoir, indispensable à mes yeux et à quoi je reviens sans cesse.
- "Si je ne prends pas soin d'eux alors qu'ils dépendent tant de moi, quel cas feront-ils de moi quand je leur demanderai de travailler dur, quand je les enfourcherai et confierai ma sécurité à la sureté de leur pied ?"
Nous marchons côte à côte les quelques dizaines de mètres qui nous ramènent à la ferme. J'envisage les lieux d'un dernier coup d'oeil circulaire pour m'assurer que tout est en ordre avant de nous diriger vers ma maison, parlant de tout et de rien, échangeant de ces "as-tu passé une bonne journée" convenus qui restent prudemment à la surface des choses, de crainte de troubler la banalité paisible cet instant ordinaire par trop d'audace ou de gravité.
Nous retirons nos chaussures devant la porte.
- "Excuse-moi mais après le travail dans le cercle, je suis couvert de poussière et je voudrais me doucher."
Il a un sourire lumineux.
- "Parfait! Alors c'est moi qui m'occupe de tout et tu es mon invité ... dans ta maison! Je crois que je sais où sont rangées les choses."
Un instant. Il a incliné la tête vers l'avant et son regard de miel brun a été filtré par ses cils denses pendant ... un instant ... où j'ai failli céder à l'envie de l'attirer dans mes bras.
Et j'entends l'arrachement de ses velcros tandis que je me dirige vers la salle d'eau.
Je l'avoue, je prends tout mon temps sous l'eau chaude. Bien sûr, je m'astique comme un fiancé, je traque tous les remugles rancis par une journée de travail jusque dans le moindre repli mais je lambine également à loisir, tout au plaisir de savoir que, pendant ce temps dans ma cuisine, il y a ce beau mec qui dresse la table et réchauffe un dîner à notre intention. Comme un quotidien ... et pourtant extraordinaire.
Je me rase soigneusement devant le miroir, ensevelissant mon visage sous une épaisse mousse blanche pour le dégager ensuite à grands coups de ces quintuples lames magiques dans des crissements secs et magistraux. Je m'asperge d'eau chaude puis m'enduis de ce baume après-rasage agréablement émollient, celui du dimanche.
Je me suis réconcilié avec mon corps, je lui accorde toute mon attention, sans excès mais sans plus craindre de confirmer les railleries concernant les gays apprêtés. Rien ne sert de me brûler le visage avec une lotion alcoolisée, aussi ai-je opté pour le confort d'une lotion apaisante d'une station thermale réputée, sans trace de ces adjuvants miraculeux dont on découvre les effets dévastateurs quelques années plus tard, trop tard. Elle est absolument inodore. J'ai gardé une aversion pour ces eaux de toilette tapageuses qui s'incrustent et nous accusent, même longtemps après une brève rencontre rapidement expédiée dans l'obscurité, et déjà oubliée.
Je n'ai rien contre certaines fragrances et j'avoue mon penchant pour l'enivrement du vétiver mais j'aime découvrir les odeurs naturelles d'un corps masculin, pour peu qu'elles soient fraîches, et le souvenir de celles de ce garçon vient picoter ma narine, s'ajoutant aux fourmillements dans mes mains. Je ris : ces signes prononcés de paresthésie pourraient être regardés comme d'alarmants symptômes d'AVC mais ils sont plutôt, cette fois, ceux d'une accélération du rythme de la pompe irrigant puissamment mes organes sous l'effet d'une excitation qui ... monte irrésistiblement ... Un appétit.
Un signe de bonne santé insolente, quoi.
Enveloppé dans mon peignoir d'éponge dont je m'assure encore une fois de la décence en resserrant la ceinture d'un geste ferme, je reviens dans la cuisine. Mehdi penché sur la gazinière, remue précautionneusement le contenu d'une casserole. Passant la tête par dessus son épaule, j'inspire goulument de riches relents d'aromates qui contrastent avec la fraîcheur se dégageant de sa nuque. Si je ne me trompe pas, ce garçon sent le propre de la toilette précédant le déjeuner du dimanche. Il se décale pour se placer de biais vers moi.
- "C'est de la daube, j'espère que tu aimes."
- "Hmmm! J'adore ces plats roboratifs, même au mois d'août ; mais j'aimerais que tu ne sois pas venu JUSTE pour tester mes goûts culinaires."
Je souris. Il y a un blanc, à dessein trop court pour qu'il trouve quoi répondre et, déjà, je me suis tourné vers la table.
- "As-tu trouvé tout ce dont nous aurons besoin?"
Il acquiesce du menton et approche pour répartir la viande et les pommes vapeur dans les assiettes avant de les napper de sauce. Il relève les yeux vers moi, posément.
- "Ça te plaît?"
- "Tout ce que j'ai devant les yeux me plaît, Mehdi! Maintenant, il me tarde d'y goûter! Mais, auparavant ..."
Je me lève et vais chercher ma serviette de table en tissu, je reviens et lui en tends une propre puis, toujours debout à son côté, recherchant une très étroite proximité mais en prenant soin d'éviter tout contact, dans cette légère tension qui ne dit pas son nom, je verse du vin dans nos deux verres. Je me redresse et tends le bras pour trinquer avec lui qui s'est assis.
- "A nos appétits, Mehdi!"
Enfin! Il a levé son verre et les yeux vers moi et il a précipitamment cligné des paupières à plusieurs reprises, comme troublé. Peut-être même ses pommettes ont-elles rosi ...
Putain! Si ce soir je ne relève pas le défi d'emballer ce joli poilu pour le faire gémir de plaisir, je ne m'appelle plus Julien Bonnet!
Amical72
amical072@gmail.com
* "Le démon au blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos" est-il un mythe ? A déguster avec la môme Piaf et son homme à la moto
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