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10 | Dévouement
Le récit de Julien
Assis sur mon tabouret au bar du sauna, je regarde le spectacle désolant du puppy play quand une main me tape sur l'épaule.
- "Salut Julien!"
- "Tiens ... salut, toi."
C'est Jérôme, le "petit taureau", la tête auréolée d'une couronne de cheveux bouclés, de sa barbe, hirsutes, mordorés, l'oeil brillant, avec ce corps puissant qui lui vaut son surnom, couvert de poils mousseux semés d'éclats lumineux de blondeur ... Il est à peu près de ma taille mais doit avoir quatre, cinq ans de moins. Son sourire radieux laisse à penser qu'il est en pleine forme.
Il a baissé les yeux sur mes cuisses et s'est immobilisé quelques secondes, perdu dans ses pensées et moi je repense à notre rencontre, il y a quoi ... quatre ans, cinq peut-être.
C'était le début de l'été, je sortais d'un dîner un peu ennuyeux et j'avais fait un détour par la place d'Espagne. Désoeuvré, j'arpentais l'allée à couvert sous les arbres, en quête d'un de ces rapides encanaillement de circonstance quand ce grand baraqué est brusquement sorti des fourrés, dépenaillé, titubant pour venir se cramponner solidement à moi. Empestant l'alcool, il avait levé vers moi des yeux vitreux.
- "Tu vas bien me baiser, toi !"
Puis, toujours fermement accroché à moi, il avait bondi, soulevé par un hoquet, pour lancer au ciel une majestueuse gerbe avant de retomber, pantelant, entre mes bras. Je l'avais guidé jusqu'à un banc voisin où il s'était effondré, hagard, incapable de répondre à mes questions, balançant mécaniquement la tête latéralement, un filet de salive aux lèvres. Hébété.
Un joli jeune homme, cheveux et barbe châtain en broussaille, l'oeil clair, le corps athlétique, puissant même, que ses vêtements en désordre laissaient deviner couvert d'une toison fine et mousseuse mais qui, pour l'heure, était totalement hors de combat ! Proprement inconsommable.
Il semblait ne rien avoir dans ses poches, ni clé ni papier, qui aurait pu me permettre de le déposer en lieu sûr, alors, vu son état et porté par la générosité d'un élan fraternel et -quasi- chevaleresque, je l'avais ramené aux Chênaies. Copieusement douché, ce qui m'avait confirmé l'agréable constitution du jeune homme, je l'avais allongé sur le canapé, muni d'une cuvette mais, plus tard dans la nuit, il s'était levé, avait titubé jusqu'à la salle d'eau puis était revenu s'affaler sur le lit à mes côtés et nous avions fini la nuit ainsi.
Au matin, cependant, la chanson était tout autre.
Air abattu, oeil terne et bouche pâteuse, le costaud semble effondré face à la situation, à mon regard et à mes dires. Tout amnésie complaisante lui étant rendue impossible par un témoin, il m'expose sa situation en bafouillant devant son bol de café.
- "Malgré toutes mes résolutions, tous mes efforts, tout l'amour que j'ai pour ma famille, je n'arrive pas à étouffer ces envies, c'est plus fort que moi. Alors je pète un cable et je picole à mort pour, une fois saoûl, m'autoriser. Je cède ... Quand je reviens à moi, impossible de me souvenir de ce que j'ai fait, ni avec qui ... Le noir complet."
Nous discutons librement un moment. Je l'écoute avec attention, me gardant bien de tout jugement, le relançant par de simples questions précises, ouvertes. Il parle de lui, de ces pulsions qu'il ne parvient pas à contenir, des dégâts qu'il avait ou allait ainsi occasionner tôt ou tard ...
Nous n'avons pas parlé de moi sauf une fois, brièvement.
-" Et toi ? ... "
-" Moi, je suis gay."
Au moins sait-il à qui il a à faire. C'est volontairement clair et expéditif pour qu'il revienne à ce qui le préoccupe : lui.
Puis je le ramène afin qu'il reprenne sa place dans sa vie.
Sur le chemin du retour, seul au volant, je reconsidère mon élan de dévouement, avec bienveillance mais sans complaisance. Je suis goguenard : c'est vrai qu'il est plutôt beau garçon et que ça motive. Je reconnais qu'hier soir j'en aurais bien volontiers fait mon affaire, si ...
Or quelques temps plus tard, j'ai l'agréable surprise de le voir me recontacter. Il revient aux Chênaies, je suis dans la cour et je le regarde approcher d'un pas martial, silhouette puissante, le visage éclairé par ses yeux pétillants, son sourire et auréolé par ses cheveux clairs et bouclés, sa barbe, le tout ébouriffé qui volète ...
Non, c'est pas possible, il doit les tailler lui-même à l'aveugle pour un résultat aussi ... improbable.
Il écarte son coude et envoie résolument son avant-bras horizontalement vers l'avant, paume ouverte à plat. Elle se colle à la mienne, pour une poignée de main franche qu'il renforce en bloquant mon coude de son autre main, son regard happe le mien et son sourire est ... amusé ?
- "J'étais tellement perdu l'autre jour au réveil que ... " Il claque de la langue. "Tsss, Je ne me suis pas soucié du mec qui m'a sauvé la mise ... " Il secoue la tête. "Pourtant, sans en avoir vraiment conscience, mon esprit avait noté que j'aurais pu plus mal tomber."
Il laisse planer un silence pendant lequel un étrange frisson électrique court le long de ma colonne. Comme s'il y avait tout à coup un enjeu ...
-"On peut rentrer pour discuter ?"
Sur le court chemin jusqu'à la maison, il traine les pieds, repoussant un gravier de la pointe du soulier, regard au sol.
- "J'étais aveugle et je m'enfonçais. Tu m'as réveillé au mitan du cauchemar et, parce qu'il y avait ta présence, le regard d'un témoin, le déni m'est devenu impossible. Enfin! Désormais, je ne pouvais plus sombrer dans le noir pour oublier. Tu m'as extirpé de l'obscurité de ce puits sans fond et obligé à regarder en face les choses que je n'efforçais de ne pas voir et, de ça, je te remercie. "
Les mains dans le dos, il a relevé au ciel un visage douloureusement crispé.
-"Je ne pouvais m'empêcher de me bourrer le pif, méthodiquement un verre après l'autre, jusqu'à me déglinguer pour parvenir à faire sauter tous mes contrôles et me livrer à mes pulsions, faire des choses à quoi je n'arrive pas à me soustraire mais que je refusais de voir. Bilan : je faisais souffrir tous ceux que j'aime qui ne comprenaient rien."
Il a un mouvement de tête vers l'avant, menton volontaire. Son ton est soudain cassant.
- "J'ai besoin de me faire enculer, c'est comme ça, j'y peux rien!"
Ses yeux reviennent dans les miens qui ai déjà la main posée sur la poignée de porte ; ils me font suspendre mon geste.
-" On a causé avec Béné ... on se sépare. Je serai papa à mi-temps, pleinement papa ... Et l'autre mi-temps, ... "
Il amorce un pas en avant qui nous fait entrer puis je referme la porte derrière nous, me retourne. Il s'est campé, debout face à moi, presqu'à me toucher. Une armoire. Ouverte.
-"Et j'ai pensé que pour débuter l'autre mi-temps, tu pourrais m'aider."
Putain, c'était bien ça, cette tension entre nous ... Très lentement, je finis de me déplier complétement face à lui, juste à quelques millimètres mais toutefois en prenant garde de ne pas venir au contact, pour que circule cet arc magnétique qui grésille entre nous, que crépitent ces flammèches bleues qui courent et hérissent nos poils, ces picotements dans mes doigts ...
Ma voix murmure, une voix perdue loin dans les basses.
- "A la condition que tu me fasses confiance et que tu me laisses les commandes, TOUTES les commandes."
Il aspiré précipitament son "oui" dans la profonde inspiration de celui qui prend son élan et, d'une main, je saisis sa gauche pour la poser à plat sur ma taille, de l'autre je m'empare de sa droite. Déjà l'aile de mon nez presse le sien. Sa nuque cède, sa tête bascule et je lui impose ma langue impérieuse qui envahit sa bouche.
En même temps, ma main droite remonte retenir son crane et ma gauche écrase la sienne sur ma braguette. Il sursaute, crispé par l'attaque coordonnée sur trois fronts, puis il se détend. Je sens ses doigts fourmiller pour détailler mon gourdin dressé pour lui et sa langue s'assouplir pour nouer le dialogue avec la mienne.
Quand je perçois qu'il s'abandonne, qu'il commence à cultiver la caresse, je le saisis aux deux coudes et le détache de moi. Il souffle.
-" J'ai pas l'habitude de ..."
-" J'ai bien compris! Mais moi, je ne tiendrai pas le rôle du soudard qui te bourrine pour sa seule jouissance puis te jette après usage, comme tu me l'as raconté. Moi, ce que j'aime avec un mec, c'est faire l'amour."
Je me suis collé à lui, l'ai ramené étroitement contre moi de mes deux bras et mes yeux musardent dans les siens alors que je m'apprête à l'embrasser de nouveau.
-" Bienvenue parmi les pédés."
Il a pouffé et nos bouches se sont retrouvées d'un même élan pour un dialogue de langues, souple et délié. J'aime embrasser un barbu, le picotement des poils sur mon visage. Les siens sont drus mais fins et souples. Il s'écarte, juste assez pour ajouter.
-"Je ne pensais pas me consacrer exclusivement à cette spécialité."
Je ne dis rien, je replonge ma langue dans sa bouche pour brasser activement nos salives.
Il peut bien dire ce qu'il veut, se rassurer comme il peut, se coller toutes les étiquettes qui le dédouannent à ses propres yeux, il avait demandé que je le baise et ça, il ne va pas y couper.
Parole de Julien Bonnet.
* Nougaro l'affirme : "Je suis un petit taureau / Mais moi c'est pas pareil" Petit taureau
Amical72
amical072@gmail.com
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