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Le bassin des otaries
J’avais décroché un petit job d’étudiant. Etait-ce lié au réseau syndical de mon père, au soutien apporté par l’établissement agricole à ses élèves, à ma toute récente majorité ou à mes qualités, je n’en sais rien … mais j’avais obtenu d’assurer quelques services de garde de week-end au jardin botanique. Entre autres attributions, il faut nettoyer les cages et nourrir les animaux. Cette tâche est la plus amusante : entrer dans l’enclos qui abrite le couple d’otaries de Californie, lancer au plus loin dans le bassin une poignée de maquereaux au mâle, plus vigoureux et vorace pour permettre à la femelle, plus délicate, d’avaler à l’écart quelques harengs, ses poissons préférés, tout en surveillant le male qui rêve de revenir à la charge pour renverser le boisseau de poissons d’une glissade. C’est, en outre, une attraction qui a lieu à heures fixes : dix et quinze heures, pour les badauds et les enfants qui savent apprécier l’habileté du soigneur à provoquer plongeons, glissades, éclaboussures, aboiements sonores et les démonstrations de joie des pinnipèdes un peu cabotins. Je garde donc un œil sur l’assistance, un peu clairsemée, et c’est là que je l’ai remarqué : un peu moins grand que moi, châtain foncé et barbu, bras croisés sur sa chemise blanche ouverte sur le torse qu’il tient reculé comme pour se protéger des gerbes d’éclaboussures. Il se tient en retrait de la lice, du côté où le bassin est le plus profond, justement là où je m’applique à lancer les poissons pour garder le goinfre à distance. Il sourit de l’animation qu’offre le male qui plonge, file sous l’eau, jaillit pour saisir sa proie et se lance dans des arabesques aquatiques. Puis il pose son regard sur moi et m’adresse un signe de tête avec un léger sourire de connivence. Je lui souris en retour. Sans plus.
Le service comprend également la surveillance de la grande serre exotique. Cette serre adossée, construite au XIXème est un peu vétuste et peu fréquentée, bien qu’elle abrite quelques jolis spécimens tropicaux dont un majestueux philodendron suspendu dont les feuilles retombent en cascade et, au centre, un bassin agrémenté d’un petit jet d’eau où frétillent quelques carpes Koï. Je dois y effectuer des passages réguliers pour s’assurer que personne ne s’écarte de l’allée ou ne prélève des fragments de végétaux et que les deux portes en opposition restent bien fermées. Il est là et me sourit quand je le croise pour aller vérifier la fermeture de la porte à l’autre extrémité. Son « bonjour » m’indique qu’il est probablement portugais et cet exotisme sonore m’amuse, moi le jeune rural qui ai si peu voyagé. Au retour, il me regarde approcher avec un air bienveillant, ce qui me permet de mieux le détailler : il a un demi sourire sympathique, des yeux marrons pétillants, il est costaud, plutôt beau mec et s’évente avec son journal. Il est posté au milieu de l’allée, ce qui m’oblige à m’arrêter. Il me dit qu’il fait chaud et passe sa main dans sa chemise dans un geste un peu théâtral. Je la suis du regard, pour entrapercevoir un peu de sa nudité, découvrant l’amorce d’une pilosité qui m’intrigue, tout en lui expliquant doctement que la serre est chauffée pour conserver les plantes. Lançant des coups d’œil rapides alentours, il semble surveiller d’éventuelles allées et venues, heureusement pour nous fort rares dans cet endroit qui n’attire plus grand monde mais il ne parait pas vouloir s’écarter pour me laisser passer. Je lui adresse un sourire de politesse mais il plante ses yeux dans les miens et demande « et toi, tu n’as pas trop chaud ? » Je suis un peu décontenancé par cette interpellation frontale. Je perçois bien qu’il utilise un prétexte comme pour chercher à me retenir, mais il m’est impossible d’envisager clairement ses motifs. Je suis encore bien naïf et ignorant des codes, mais surtout démuni car, sans doute coincé par une éducation où l’homosexualité n’existe pas, je ne parviens pas à reconnaitre consciemment dans cette attitude inhabituelle que, probablement, il est gay et me drague. Ne sachant trop comment me comporter, je souris d’un air un peu convenu et adopte un air détaché et indifférent, affectant de ne pas regarder ce qu’en fait mes yeux scrutent avec avidité.
Soudain, il déplie largement son journal et m’en tend une des extrémités avec de petites secousses sèches du poignet comme pour m’intimer de la saisir, ce qu’en bon garçon bien élevé, je m’empresse de faire, cherchant désespérément en tous sens ce qu’il semble m’inviter à lire. Je ne perçois de ce qu’il me dit à l’oreille que ses intonations chantantes, son accent chuintant et la profusion des « ou », sans rien comprendre car je m’attache à ce que je crois qu’il me montre. Or je suis déconcerté : le journal est en portugais et nous le tenons … la tête en bas ! Et d’un coup, le rideau se déchire : à l’abri du journal déployé, il me caresse légèrement le torse de sa main libre en scrutant ma réaction. Je me réveille ! Je lui souris franchement et, cette fois, il voit que j’ai enfin compris. « Enfin ! » Je lui rends son journal et, de la tête, lui fais signe de me suivre.
C’est à son tour d’être circonspect devant la porte du sombre petit local technique attenant où je l’entraîne. Je le tire à moi pour le faire entrer, referme derrière lui la porte que je bloque de la pointe de ma chaussure de sécurité et j’empoigne sa tête à deux mains pour l’embrasser goulument. Comme si mon empressement actuel pouvait effacer mon ignorance crasse de la minute précédente. Le dominant légèrement par ma taille, ma bouche vient se coller à la sienne et ma langue l’envahit, y rencontrant immédiatement une partenaire dont j’entends parfaitement le discours nonobstant cet accent qui, étrangement en la circonstance, ne fait plus du tout obstacle à notre entente.
Mes deux mains caressent sa barbe douce et souple et nos têtes basculent d’un sens à l’autre sans que nos langues ne se dénouent, nous permettant de respirer avant de poursuivre en apnée. On se regarde et nos yeux rient d’avoir surmonté nos embarras avant de se refermer sur les saveurs de nos échanges. Nos langues sont deux saumons vifs qui remontent le courant vers la frayère : souples, nerveuses, toniques puis soudain, discrètes, opportunistes, juste flottant dans le courant. Elles se jouent des fluides, qui tantôt les emportent, tantôt les projettent comme des flèches. Elles se frottent, se cognent, s’épousent, s’aspirent, glissent l’une sur l’autre. Que l’une s’échappe pour tracer des sentiers humides sur un visage qu’aussitôt celui-ci la gobe et les voilà à nouveau souplement entortillées, enchevêtrées, enlacées comme des serpents en pleine parade amoureuse. Inextricable. Embrassant un barbu pour la première fois, je fais également des découvertes : selon qu’il avale l’une ou l’autre de ses lèvres, les ouvre largement ou encore les retrousse, ses poils se mêlent à nos baisers, me brossent ou me chatouillent le visage, tantôt dressés, tantôt peignés, tantôt piquants, tantôt caressants. Et aussitôt, je m’essaie à en jouer.
Nos corps se pressent, s’écrasent lourdement l’un sur l’autre puis se renversent, se bousculent sans précaution. C’est l’impatience qui piétine les conventions, les politesses : en nous découvrant, nous découvrons que nous sommes affamés, ô combien. Nos mains palpent, parcourent, s’inventorient, déclarent. J’ai posé mes deux paumes sur ses pectoraux, frotté en cercle pour écouter crisser ses poils sous le tissu de la chemise immaculée, glissé autour de sa taille que j’ai entourée de mes deux bras puis rejoint ses fesses que je pétris maintenant comme une pâte ferme et souple. J’en rêve. Lui se bat avec la glissière basse de mon vêtement de travail et ses mains écartent, soulèvent, contournent tous les obstacles vestimentaires pour parvenir enfin au contact de ma bite dressée qu’il prend en main, triomphant, avec un borborygme satisfait. Il semble que nos désirs se complètent…
« Julien, tu es là ? » L’appel nous pétrifie puis la voix s’éloigne ; je respire, me rajuste et lui aussi. Nous sortons et, tandis qu’il s’écarte rapidement, je rattrape le gardien. « Ah te voilà ! On va fermer, garçon, change-toi et à demain » J’aperçois la silhouette à la chemise blanche qui attend, je lui fais signe et rentre au vestiaire pour rapidement enfiler ma tenue civile. Je le rejoins au portail et je lui emboite le pas. Nous marchons et si je ne sais pas vers quel lieu, je n’ai, pour autant, pas la moindre hésitation. J’apprends qu’il est arrivé du Portugal il y a peu, à la faveur de l’adhésion récente de son pays à la CEE, attiré par les promesses d’un groupe industriel où il travaille maintenant. Il a 28 ans et se prénomme Fernando. Je souris et aussitôt je chantonne « there was something in the air that night, the stars were bright, Fernando…” Il se tourne vers moi avec un de ces vrais sourires éclatants, qui, illuminant son visage, me donne furieusement envie de l’embrasser et, dans un sabir improbable où j’entends rouler emmêlés tous mes fantasmes d’exotisme, il poursuit « they were shinning there for you and me, for liberty, Fernando*… » On se regarde avec un profond étonnement : au-delà du désir physique partagé, c’est comme si cette ritournelle d’ABBA qui m’est venue spontanément créait une autre forme de complicité, un supplément d’âme entre nous. Il reprend son sérieux et me dit les yeux dans les yeux « elle est belle ta queue » avec cet inimitable accent qui reste gravé dans mon oreille. Puis il a une mimique et retrouve un masque neutre pour me désigner une petite maison de ville dans ce vieux quartier populaire « c’est ici ». L’escalier en bois est raide, la porte ouvre sur une pièce unique éclairée par une seule fenêtre en façade et séparée en deux par un rideau. Derrière ce rideau, le lit. (à suivre)
Amical72
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