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Chapitre 8 | Mises en selle
Le récit de Julien
J’attends Adrien et Toni.
J’ai longuement prémédité le moment qui va suivre, avec le secours d’Arnaud. Depuis le début, j’ai affirmé que je me donne la mission d’initier en douceur Toni à l’équitation*, comme un élément incontournable, constitutif de sa relation à Adrien … mais à moi également, ça, je le sais bien. Comme un rite d’inclusion dans notre « famille choisie », un trait d’union entre le père et le fils, passant par moi.
A leur arrivée, à la suite d’Adrien, Toni m’a donné l’accolade et il m’a paru détendu et en confiance. Aussi je l’ai gardé près de moi, au centre du cercle de dressage, au prétexte de lui donner des explications et j’ai demandé à Adrien de nous faire une démonstration de détente aux trois allures.
Dès qu’il monte en selle, et ensuite au pas, j’essaie de diriger ses observations, d’anticiper avec lui certains ressentis corporels et de mettre quelques mots sur les mondes de réalités qu’il entraperçoit : au-delà de l’image convenue d’un « bel animal », le cheval est fait de muscles, d’os, de tendons qui s’articulent, mais aussi de psychologie, d’autonomie ...
La transition au trot nous démontre que, quand il se déplace à cette allure, le cheval secoue en tous sens ce grand épouvantail qui s’est juché sur son dos et plus celui-ci se raidit, plus il est chahuté. Or pour garder l’équilibre – « l’assiette » disons-nous dans notre jargon équestre - il faut que le bas du corps reste au contact de la selle et que la ceinture abdominale et le rein servent de rotule et autorisent le ballant du buste.
J’avais demandé à Arnaud de se tenir prêt et, aussitôt qu’Adrien quitte le cercle pour sa balade, il arrive, tenant en main une jument sellée ; un animal dont la hauteur au garrot et l’allure indolente n’ont rien d’inquiétant et que je m’apprête à tourner en longe pour en conserver une maîtrise sécurisante. Une étrivière entoure son encolure et permet à Toni de s’y retenir. Sur l’animal au pas, et en main, il découvre, les yeux fermés, les sensations de cette allure symétrique à quatre temps. Je reste très attentif à son attitude, surveillant qu’il reste décontracté et confiant.
Puis, sur un léger toucher, la jument effectue quelques foulées d’un trot souple qui s’éteint de lui-même mais lui suffisent pour appréhender la difficulté à rester en selle. Le temps de rajuster sa position et il reprend l’allure. L’aisance de son mouvement de bassin spontané lui permet de conserver un équilibre qui préserve sa dignité de la chute et, après quelques tentatives, il parvient même à effectuer un tour complet avant que je ne repasse la bête au pas. Je le félicite et l’encourage à persévérer lui faisant l’offre de mon aide.
Je remonte alors sur la longe et viens marcher à ses côtés pour tenter de lui expliquer comment, assis en fond de selle, il va accompagner le galop. La jument a des allures confortables et son train est régulier. Toni le suit sans peine et accepte, en confiance, de lâcher les mains puis de fermer les yeux sur trois foulées consécutives pour bien percevoir le rythme du balancement, bien plus facile à épouser que celui du trot.
Quand il s’arrête, ses yeux pétillent même si, en mettant pied à terre entre mes bras en garde-corps, il découvre que ses articulations, sollicitées par des ouvertures et des exercices inhabituels, sont un peu flageolantes. Mais je vois que la confiance qu’il m’a accordée n’a pas failli et que l’expérience a piqué sa curiosité et son intérêt. Je suis bien certain que cette fine mouche est à l’affût de tout ce qui le rapproche d’Adrien et le « merci, Julien » qu’il me souffle me le confirme.
Je le renvoie s’asseoir sur la lice reprendre son souffle et saisis l’occasion de mettre Arnaud en selle à son tour au prétexte d’offrir à Toni une observation supplémentaire. Celui-ci n’ose protester et s’acquitte très honorablement, bien qu’un peu moins souplement, de l’exercice. Quand il descend de cheval, il recule assez pour, furtivement, se coller étroitement à moi et son œil qui scintille lorsqu’il se retourne me porterait à l’embrasser … s’il ne m’avait fermement fait promettre de ne rien dire encore. Mais ce qui le retient ne fait que différer, jusqu’au moment où nous nous retrouverons tous les deux.
Promesse délicieusement excitante.
Nous sommes tous les quatre installés dans le salon pour l’apéritif, Toni recherchant le contact corporel d’un Adrien qui garde ses distances. Quand ce dernier lance les hostilités.
- « Un de vous deux a-t-il chu dans le chable ?
- « Aucun des deux n’a souhaité choir ! Ils imaginent sans doute que choir, c’est déchoir … »
- « Pourtant un homme qui a chu n’a pas déchu ! Et d’ailleurs, je suis certain que tu leur as proposé … »
- « Des cours du choir ? Évidemment ! »
Notre bon vieux maitre Raymond* n’est pas loin et Toni, s’il ne maitrise pas les tournures désuètes de la langue française met au pot quelques expressions imprégnées d’accent portugais qui nous plient de rire. Arnaud, pourtant jusque-là si réservé, est pris d’une quinte d’hilarité qui le secoue dans son fauteuil quand, d’un geste maladroit, il renverse quasiment l’intégralité de son verre de vin sur lui.
Et voilà qu’y s’tache ! *
Mais sa réaction nous surprend tous.
Il pose rageusement son verre sur la table basse et le faisant claquer puis se lève en lâchant un juron et disparaît. Nous échangeons des regards ébahis tant son mouvement nous parait disproportionné en regard de la bénignité de sa maladresse, si vite effacée.
Quelques minutes plus tard, il réapparaît, calmé et changé de pied en cap. Il referme soigneusement la porte, se retourne :
- « excusez-moi ! »
Mais à découvrir les expressions sur nos trois visages, il réalise soudain que la porte qu’il referme avec grand soin derrière lui mène … à MA chambre ! et il se tétanise.
D’une détente, Adrien s’arrache à son siège et s’avance vers lui. Il l’entoure de ses bras, le raccompagne jusqu’au canapé sur lequel je suis assis, lui rend son verre et le sert.
- « Quelquefois, on croit devoir taire les choses alors que de toutes nos forces et avec tous nos moyens, on les proclame ! »
Il lève son verre, nous invitant tous à en faire autant :
- « Alors à la nôtre ! » et il trinque avec chacun d’entre nous, terminant par Toni à qui il donne un bisou sur les lèvres, ce qui, tel que je connais Adrien, est une extraordinaire manifestation d’affection en public. Du coin de l’œil, je guette Arnaud qui me regarde avec un air penaud ! Je ris !
- « Ne soit pas désolé, Arnaud ! Ce qui nous distingue nous désigne ! Et tu dois le savoir, toi qui es roux ! C’est même un patronyme : « Leroux » Moi j’aime bien cette couleur qui me rappelle l’automne et nous réchauffe quand on se blottit l’un contre l’autre.
Mais nous sommes en 2017 ! Je vis mes penchants comme étant un des possibles naturels de la sexualité humaine et, en adulte responsable, je ne cherche ni à m’en réclamer, ni à m’en cacher. Ce n’est pas un choix, je n’y peux rien alors je compose avec. Mais je ne suis pas que gay, je suis aussi un homme de cinquante ans, agriculteur, cavalier, nageur, qui écoute Bach et Souchon, aime le vin et les encyclopédies …
En revanche, ce qui se passe sous ma couette ne regarde que ceux qui s’y trouvent et je me garderai bien de l’exposer de la moindre façon, surtout par les réseaux sociaux que je ne fréquente pas d’ailleurs. Mais notre singularité peut, hélas, encore faire de nous les boucs émissaires de certains crétins. Nous comprenons très tôt le danger et, même si aujourd’hui la loi nous protège, nous vivons constamment un peu sur nos gardes.
Mais ce qui nous distingue nous rapproche également, en animaux grégaires. C’est pourquoi il peut nous sembler nécessaire de nous retrouver « entre pairs » comme ici, ce soir, pour laisser tomber la garde, éteindre notre vigilance. Heureusement aujourd’hui, il y a également de plus en plus de regards indifférents à notre singularité, des hétérosexuels, des femmes et des hommes, qui ne se sentent pas « menacés » par elle, avec qui nous pouvons échanger et même plaisanter en bonne intelligence. »
- « Le sentiment de menace ou la déstabilisation peuvent être sournois. Quand mon voisin – et il désigne Toni du doigt - m’a couru aux trousses dans la coursive de la fac après avoir vu une plaque rainbow-flag sur mon trousseau de clés, pour me proposer « d’aller avec » moi, j’ai été piqué au vif dans un orgueil mal placé. Et j’ai voulu rétablir un ordre des choses que je croyais « naturel » à savoir que c’est moi qui jette mon dévolu sur un mec et non l’inverse, l’homme que je suis ne peut pas être un objet de désir.
Cependant, il faut être deux pour se disputer or lui n’a cherché qu’à me plaire … » Il hausse les épaules … puis, aussitôt, sourit. « Alors, il a gagné ! »
J’observe Toni pendant qu’Adrien parle. Il a baissé le regard sur le contenu de son verre, il le tourne, le sent, le mire … comme s’il était étranger à ce discours qui pourtant le concerne. Un instant, j’accroche ses yeux. Hermétiques ! Je suis bien certain que le chasseur n’est pas celui qui croit l’être.
Tout comme mon rouquin, là, que je n’identifiais pas et qui a été contraint de sortir du bois ! Je prends le risque d’avancer une main sur sa cuisse ; il sursaute mais aussitôt se retourne vers moi et la recouvre de la sienne, l’air bravache.
Message reçu ! Il pleut des hommes. * Alléluia.
D’un coup, le silence s’est abattu et nous ne sommes plus quatre amis réunis mais deux couples, chacun en mode fusionnel.
- « Je vous propose de passer à table car la journée a été riche en émotions et certains seront satisfaits de pouvoir prendre, ensuite, un repos bien mérité ! »
Le repos du guerrier !
*voir « Toni » saison 4 « Nos mères » chapitre 9 « Débourrage »
*Raymond Devos : « le savoir choir »
* « Moi j’me tache » par Juliette
* titre « it’s raining men » interprété par The Weather Girls (les filles du temps qu’il fait !) en 1982, un éphémère groupe d’un seul succès. « il pleut des hommes, Alleluia, des grands, des blonds, des noirs , des minces … »
Amical72
amical072@gmail.com
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