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Chapitre 5 | Balourdise
Le récit de Julien
Je n’y suis jamais revenu, depuis que j’y ai creusé une grande fosse, au-dessus du plus haut niveau atteint par les crues.
Un matin, j’avais découvert ma Noisette couchée sur le flanc et, à mon entrée, elle avait péniblement relevé la tête. Des gouttes de sang s’écoulaient une à une de sa narine, sous son chanfrein déformé par les bourgeonnements du crabe qui la rongeait. Le docteur Moreau avait simplement balancé la tête de gauche à droite avec cette fois, celle de trop, une moue désolée en guise de dénégation. Mais je n’avais pas supporté d’imaginer ma Noisette suspendue comme une loque par le bras mécanique au-dessus de la remorque nauséabonde de l’équarisseur.
Alors elle reposait là ! Là, où nous avions si souvent terminé nos balades. Nous roulant de concert dans l’eau puis, elle, de nouveau dans l’herbe qu’elle dévorait ensuite avec boulimie, soufflant puissamment des naseaux. Orgueilleuse, généreuse petite jument. Elle aussi, impossible à remplacer ; je monte désormais des hongres d’humeur toujours égale et sans folie.
« A quoi bon dire : "à l’an prochain" / Quand on n’est pas du tout certain / D’être ensemble / La vie se plaît à séparer / Ceux qui dans le bonheur d’aimer / Se ressemblent … » *
J’ai à nouveau la gorge serrée quand je montre le méandre des moines à Arnaud. Les lieux sont méconnaissables : l’herbe est haute, des saules et des ronces ont tout envahi, un gros aulne s’est couché en travers de la rivière, provoquant un ensablement partiel et un débordement sur la prairie concave … J’en suis presque découragé, dépossédé de mes souvenirs par l’étendue des transformations qu’avec mes négligences, le temps a causé, lorsqu’Arnaud me tape sur l’épaule et son sourire me ramène à la réalité.
- « Eh bien, nous allons remettre tout ça en état ! »
Tronçonneuse, débroussailleuse, … Ensuite, il n’a pas fallu plus que l’invitation de quelques coups de pelle judicieux pour que le courant fraye à nouveau son passage, recreusant rapidement son lit dans des tourbillons de limon et de sable, délaissant jusqu’à la partie convexe, plus basse, son habituelle zone d’expansion. La berge de la rive concave est dégagée de tous les obstacles afin de redonner une profondeur d’eau suffisante pour nager. Mais, Putain ! Elle est encore bien trop fraiche pour songer à se baigner !
Nous avons bien travaillé et j’attarde un instant mon regard sur Arnaud, il a maintenant une toute autre consistance. Quand il s’arque sur sa pelle, le manche en appui sur sa cuisse, je reconnais désormais chacun de ses muscles, j’ai caressé cette courbe, même si je n’en ai probablement pas tiré tous les frissons possibles tant il se retient … Mais, dans ce corps, je vois désormais au-delà de celui du travailleur.
Les plus gros troncs sont débités en rondins pour servir de siège dans la clairière rendue au soleil et dont le sol doit maintenant se ressuyer. Broussailles, herbes et branchages s’enchevêtrent en talus protecteurs de plessis infranchissables et je retrouve peu à peu le site tel qu’il a hébergé nos jeux avec Adrien.
Mais, allez donc savoir pourquoi, c’est le moment où je l’ai découvert qui me revient. C’était lors de mon premier été aux Chênaies, quand, couverts de poussière d’avoir engrangé les dernières bottes de paille de la moisson, le patron m’avait amené là et qu’on s’était baignés, nus dans l’eau fraiche et délassante … On était fourbus mais on avait joué dans l’eau comme deux enfants, puis on s’était fait sécher au soleil, toujours nus.
- « et ensuite, vous aviez … ? »
Mes épaules sont soulevées par une quinte de rire.
- « N’y pense pas ! Pas en plein air, au risque d’être surpris ! On était en 87, Lecourt était marié, sa femme enceinte portait son espoir d’avoir, enfin, un fils, alors, placard obligatoire !
Non ! D’ailleurs il m’avait ensuite renvoyé dans ma famille, le temps de tranquilliser son épouse qui partait au bord de la mer … et nous, de nous retrouver. »
- « Et son fils, c’est le grand brun qui est venu avec son petit copain dimanche ? »
Il s’est vendu ! Je croise mes bras et le regarde, il bafouille, soudain confus. Je ris de son trouble et il se joint à moi en sourdine.
- « Ils n’ont vraiment pas été discrets ! »
Il relève ses yeux d’un bleu d’eau limpide et je perçois l’immensité de sa quête : il a enfin réussi à sortir du bois et trouvé un interlocuteur avec qui il pourra essayer de parler de tout ce qui le taraude douloureusement depuis si longtemps. Mais je lis aussi qu’il ne cherche pas qu’à en parler ! Son regard s’est teinté d’une malice bien contagieuse.
- « Et bien, tu vas me raconter tout ça et j’essaierai de t’expliquer ce que tu ne saisis pas encore. »
Il a juste souri. L’écureuil n’est pas loquace mais il a bien compris que s’ouvre là un jeu qui nous fait complices. Nous rangeons le matériel et refermons soigneusement les clôtures pour protéger notre petit coin de paradis, à l’abri d’improbables regards.
Je stoppe l’utilitaire devant sa maison, juste le temps pour lui de prendre des vêtements secs puis nous voilà aux Chênaies. Le matériel est déchargé, nettoyé puis remis en place lorsque, cédant à un afflux soudain de testostérone, je profite qu’on se croise pour précipiter Arnaud dans un recoin avec l’assurance de qui imagine l’autre être à son diapason et se croit tout permis. Je le bouscule de ma masse, les mains baladeuses, la bouche cherchant à bâillonner la sienne, la langue prête à l’invasion et la bite déjà tendue dans ma cotte. *²
Mais il se dégage vivement en me rabrouant, détachant vigoureusement mes pognes comme on chasse au loin un insecte dont on redoute la piqure.
Et nous voilà, face à face, le souffle court, décontenancés et inquiets.
Je me traite intérieurement de gros con, de balourd.
Il me regarde douloureusement.
- « Pardon, boss ! Mais c’est si nouveau pour moi ! Je n’ai guère connu que ma femme, et, à la fin, c’était pas souvent … puis ce type, là … »
- « Putain, mais quel rustaud, je fais ! Je suis désolé Arnaud. »
Mais lui a fait un pas en avant, sa main a crocheté ma nuque et c’est lui qui me galoche, avec de brusque détentes de la nuque comme un veau assoiffé qui tête.
C’est brouillon, suffocant et comme désespéré. Je cède, je m’efface mais je l’accompagne. Je le laisse épuiser cet élan qui lui a permis de surmonter ses interdits, sans m’y opposer et, au fur à mesure qu’il s’apaise, je me fais plus présent, ma langue enveloppe la sienne et l’entraine dans de souples volutes. Je bascule légèrement la tête pour que nos bouches se décollent sans tout à fait se disjoindre et je le sens revenir me chercher. Je lui réponds, puis, je m’esquive, espérant qu’il me suive pour me rattraper puis, à son tour, se dérober.
Nous y voilà !
*En 1970, Charles Trenet chante « l’oiseau des vacances », une chanson qui figurera sur l’album « Fidèle » paru en 1971. En voici les paroles et, pour une fois, Trenet ne termine pas sur une rédemption mais laisse planer sa peine.
*² A propos de ceux qui se croient tout permis, écoutons Juliette chanter « Une petite robe noire », pour ceux qui pensent que toute personne pénétrée, que ce soit les femmes et les invertis, est un être inférieur dont il est loisible de disposer selon son bon vouloir, de mépriser et d’insulter à volonté.
Amical72
amical072@gmail.com
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