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Chapitre 7 | Consentement
Le récit de Julien
A mon réveil, je suis seul dans le lit. Sous ma main, partie en exploration, les draps sont froids et lisses ; probablement qu’Arnaud les a quittés depuis longtemps, alors que la faible lumière qui me parvient m’indique qu’il est encore très tôt. Rien ne permet de retrouver une trace récente de sa présence ici. Déception.
Je ne peux me dissimuler que j’aurais aimé le retrouver à mes côtés à mon réveil, que c’était mon attente … non formulée. C’est une révélation à mes propres yeux : à cinquante ans, j’ai désormais envie d’un mec avec qui partager ces moments du quotidien, à qui dire « bonne nuit » chaque soir, puis « bonjour » chaque matin, quelqu’un sur qui veiller et avec qui je pourrais basculer dans le sommeil avec le sentiment sécurisant qu’il en fait de même avec moi. Une présence attentive de l’un à l’autre. Pourquoi pas ce mec, là, qui m’a touché dans sa douleur à être …
Je me recroqueville dans les toiles, dépité de ne pas avoir réussi à convaincre Arnaud et à le garder près de moi. Mais, rapidement, je me décentre dans sa position : peut-être avait-il un médicament à prendre, du mal à dormir avec le ronfleur invétéré que je sais être parfois. Il y a, sans AUCUN doute, mille bonnes raisons pour lesquelles il a pu déserter ce lit. Peut-être a-t-il besoin de temps, pour s’habituer ou s’engager ou, simplement, s’accepter … Et je devrai être patient, l’accompagner.
Oui, patient ! Mais me reviennent aussi ses réticences liées, sans doute à une sexualité sinon frustre du moins limitée, et je me dis que je ne pourrai décidément pas m’accommoder d’un mec qui aurait trop honte de lui pour s’assumer ou accablé par tant de douleurs et de ressentiment qu’il m’entrainerait avec lui dans les gouffres amers.
Je me sens envahi par une tristesse lasse, redoutant par-dessus tout la procrastination, l’incapacité à se décider qui me ferait vivre dans l’incertitude stérilisante quand j’ai envie de retrouver une dynamique commune qui décuplerait notre appétit au monde.
Après tout, je ne gère pas si mal ma vie d’anachorète et, comme chacun, je redoute de la fragiliser en l’exposant à la projection d’une autre angoisse existentielle ou, pire, d’interdits moraux dont j’ai su, moi, m’émanciper.
Moi je voudrais construire quelque chose de clair, de fluide, et surtout, ne pas lester mon existence de ces cachoteries, qui ne masquent rien d’ailleurs, de soupçons ou d’incertitudes, de ces non-dits qui paralysent.
Je poursuis mes pensées sous la douche, puis en avalant un café et l’image des roudoudous de mon enfance me revient. Je maintenais la valve cannelée de ce coquillage en forme de cœur étroitement appliquée sous mon nez à deux doigts et je léchais le caramel durci qu’elle contenait sans discontinuer, à en avoir les lèvres gercées. Le jus en dégoulinait sur mon menton devenu tout poisseux … et cela s’associe spontanément à Arnaud et mes joues se relèvent d’un sourire attendri.
Je repense à ce qu’il a dit : qu’il est venu aux Chênaies en toute connaissance de cause, comme s’il se réfugiait dans un abri pour y trouver un pair, et il y est resté alors que moi j’étais aveugle à lui. Lui aussi a été patient, qu’espérait-il ? Il a osé me provoquer pour que mes yeux se dessillent … Je songe à son corps ferme, à ses poils couleur de chaume secs aux reflets de feu, à ses suffocations auxquelles il a fini par céder, à ses pudeurs. Je suis balayé par un sourire ironique : combien de fois n’ai-je pas recommandé de regarder autour de soi ? Et lui s’était approché sans que je ne décèle rien …
Où est-il d’ailleurs maintenant ?
Je sors, les mains fébriles au fond des poches de ma cotte. Personne sous le hangar, tous les tracteurs sont là, l’utilitaire aussi … Personne dans les paddocks ...
J’approche discrètement des écuries. La lumière est allumée, j’entends un outil en métal racler le sol et … un sifflotement entrainant. Arnaud est au travail dans un box, il m’aperçoit et me regarde fugitivement sans s’interrompre.
- « Bonjour, chef ! Bien dormi ? »
- « Bonjour Arnaud. »
J’ai l’impression qu’il a légèrement rosi et que son regard est joyeux. Les rations ont été distribuées, il nettoie l’avant-dernier box de la travée, j’attrape le manche d’une fourche et je lui viens en aide puis il déplace la brouette et nous passons au suivant. Il est tonique et efficace ainsi qu’à son habitude mais son regard sautille, s’abaissant aussitôt qu’il croise le mien qui l’observe. Quand je franchis la porte qu’il referme derrière moi, je m’appuie un instant sur lui pour lui souffler :
- « Et toi, as-tu bien dormi ?
Toujours ce regard qui rebondit, incapable de se fixer … Qu’est-ce qui agrandit ainsi ses yeux ? J’y décèle comme une inquiétude …
- « Je me suis réveillé tôt. Tant de choses tournaient dans ma tête que je ne retrouvais pas le sommeil … J’ai pas voulu vous réveiller, chef ! Je me suis dit que j’allais nous avancer ! »
Donc, il est bien resté avec moi cette nuit*1. Il a désigné l’écurie du bras tout en levant vers moi des yeux douloureux, écarquillés, comme perdus dans un cercle de peau fine et claire veinée de bleu. Et je SAIS qu’il a encore quelque chose à dire, quelque chose de si douloureux que sa voix s’est étranglée.
- « Quand ils … quand on a été surpris, l’autre, le black, il s’est barré sans demander son reste et moi je suis resté, le pantalon aux chevilles. La panique ! J’arrivais pas à le remonter, il s’était enroulé avec mon slip ! Ils ont ri, ils se sont moqués, ils m’ont traité d’enculé et parlé de me couper les … puisque j’en avais pas l’usage, qu’ils ont dit. Ils m’ont craché dessus et c’était … comme s’ils me versaient un pot de chambre sur la tête, j’étais merdeux, je sentais la consistance molle des étrons qui glissaient sur ma peau, l’odeur qui s’insinuait … Puis ma femme est arrivée … »
Il a un geste las du bras qui retombe, déglutit et garde la tête baissée, les épaules affaissées et moi, je suis soudain accablé par cette détresse. J’avais bien imaginé un dénouement difficile mais pas qu’il soit ainsi publiquement cloué au pilori.
Je les connais, avec leurs yeux soudain horrifiés de t’avoir découvert, qui te fixent comme un monstre, un pestiféré, répugnant dès lors à tout commerce avec toi, évitant de croiser ton chemin ou de te saluer, te renvoyant dans les limbes au nom de ce qui te distingue et qui, pourtant, ne saurait te résumer. Mais ils ne voient plus que ça, ils te réduisent à ce qu’ils nomment ton « infamie ». Tu leur es, soudain, devenu étranger.
Et les autres, ceux qui te « tolèrent » mais restent suspicieux, sursautent à la plus anodine des proximités et ne ratent aucune de ces plaisanteries grasses avec un « c’est pour rigoler ! » qui efface tout à leurs yeux … ceux-là ne valent pas mieux !
Mais lui a déjà relevé la tête, ses yeux sont liquides et me glacent un peu plus.
- « Ils m’ont banni ! Alors, je me suis dépouillé de tout puis je suis parti. »
Il se balance d’un pied sur l’autre, balayant la paille au sol devant lui de petits coups de la pointe du pied, serre alternativement ses poings enfoncés au fond de ses poches, les épaules tendues. La réalité de la cruauté du monde se frotte à ma chair nue et je vois ses contractions forcenées faire saillir ses masséters, si fort qu’on devrait entendre ses dents grincer. Il relève la tête avec brusquerie, l’air belliqueux.
- « Encule-moi ! »
Le ton est abrupt, l’œil dur et le souffle court, comme s’il était sur le point d’exploser. Alors je prends une profonde inspiration pour me gonfler tel un édredon en duvet d’eider. Je me sens de taille à tout encaisser, à tout amortir sans broncher. Je cale ma voix, posément, dans le grave du larynx.
- « T’enculer à la va-vite, au fond du hangar puis se carapater sans gloire ni demander son reste à la première alerte, on va laisser ça à l’Autre, si tu veux bien ! En revanche, ici, tu as trouvé un abri … »
Je me suis discrètement approché de lui, prenant grand soin ni de le toucher, ni de m’imposer. J’ai très légèrement écarté les bras, pour l’entourer mais sans l’enfermer. Je le regarde trépigner, parcouru de frissons … Indignation ou sentiment d’indignité ? Qu’est-ce qui va l’emporter en lui ? Il semble hésiter puis il jette son outil au loin et, d’un bloc, il se retourne pour s’éloigner.
J’ai bondi !
Je l’ai rattrapé d’une main de fer, déséquilibré, ramené à moi, enfoui dans mes grands bras de singe. D’une main, je lui ai écrasé le visage dans le creux de mon épaule, en désordre, sans égards pour ce pantin désarticulé qui ne songe pas même à protester …
Et il y est resté, secoué par des sanglots secs et nerveux, des tremblements de tout le corps. Puis, lentement, il se reprend, s’apaise peu à peu avec d’amples inspirations. Mes bras forment comme une écharpe confortable et protectrice, croisés dans son dos.
Deux camarades se congratulant d’une accolade fraternelle.
Puis il murmure.
- « J’ai envie. »
Alors mes deux bras reprennent vie, ils vibrent d’une sensualité qui, désormais, s’autorise. Ils coulissent, s’enroulent, enveloppent mon joli écureuil durement éprouvé.
- « … envie … mais de quoi ? »
J’ai demandé. Même pas honte de l’avoir fait*.
Je ne peux me satisfaire de ma propre inclination, de la projection de MES envies, de MON désir, surtout face à son état de complet chamboulement affectif. Bien sûr que moi aussi, « j’ai envie » … de le prendre dans mes bras, de l’embrasser follement, de l’entrainer dans un vertige des sens … Mais est-ce bien ce qu’il veut, LUI et à ce moment*² ?
En guise de réponse, il bascule simplement sa tête, visage tourné vers moi, ses yeux clos et je dois m’incliner pour cueillir ses lèvres qui m’attendent, frileusement retenues.
Pour ne pas le brusquer, je choisis de musarder, avec juste nos bouches pressées l’une contre l’autre et ma langue qui fauche de la pointe en lame, puis s’aventure, croise la sienne enfin venue à sa rencontre mais encore bien timidement tandis que nos corps tâtonnent, cherchant l’encastrement le plus convaincant, la proximité la plus étroite, blottis comme fondus l’un dans l’autre.
Puis, soudain, sa main accroche ma nuque, puissante griffe décidée et c’est maintenant lui qui me galoche éperdument. Je retrouve le petit veau qui tète, avec de secs élans dans sa nuque pour venir chercher ma langue et l’aspirer puis envahir ma bouche. Il se lâche, le garçon, et m’embrasse tout comme j’aime, c’est vorace, charnu, gourmand, affamé. Comme une revanche, une reconquête. Ses yeux, sombres, soudain dans les miens.
- « j’ai envie qu’on le refasse, Julien ! » *3
« Dance me through the panic 'til I'm gathered safely in / Fais-moi danser à travers la panique jusqu'à ce que je sois en sécurité / Lift me like an olive branch and be my homeward dove / Soulève-moi comme un rameau d'olivier et sois la colombe me montrant mon chemin / Dance me to the end of love / Fais-moi danser jusqu'à la fin de l'amour …*4 »
*1 « J’aime les gens qui doutent » est une chanson de la GRANDE Anne Sylvestre, ici brillamment reprise par Vincent Delerm, Jeanne Cherhal et Albin de la Simone et dont les paroles suivent
*²« Thé et consentement » une vidéo, il en existe de multiples versions toutes aussi drôles, qui revient sur le consentement, elle est juste essentielle, dans sa simple évidence.
*3 Consentement, toujours : comment être raccord avec ce que dit la loi ?
*4Comment résister à Léonard Cohen « dance me to the end of love » dont vous lirez la traduction
Amical72
amical072@gmail.com
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