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5 | Dilatoire
Le déclenchement du radio réveil est comme un aiguillon qui me ferait immédiatement bondir hors du lit jusque sous le jet d’eau chaude si …
S’il n’y avait désormais, à mon côté, ce furtif mouvement d’enfouissement, comme une ondulation de tout le corps pour s’ensevelir dans l’épaisseur ouatée de la couche, un poisson plat qui se dissimule dans le sable, sur le ventre, pour fuir le bruit et l’agitation alentour dans l’espoir qu’ils l’épargnent.
Alors je me retourne, en appui sur un coude ; mon autre main part à la découverte en aveugle sous la couette, jusqu’à atteindre, du bout des doigts, cette peau satinée sous le poil dru, chaude encore des moiteurs de la nuit. Je me penche davantage, fouissant de tout mon visage, les lèvres en quête d’un carré à embrasser entre le désordre des cheveux et les piquants acérés de sa barbe ; mon « bien dormi, Toni ?» n’obtenant pour toute réponse qu’un grognement excédé et un réflexe de retrait, dépité d’avoir été débusqué.
Mais ça me fait sourire. Je ne redoute pas ses protestations, l’éventualité de rebuffades ne me réfrène pas, ne me paralyse pas. Ma crainte de le perdre est bien moins forte que mon bonheur d’éprouver la réalité de sa présence, là, à mes côtés, avec tout ce qu’elle impose de différent, d’irritant parfois, comme ici, pour moi qui suis du matin. J’aime ces confrontations avec ce qui nous fait singuliers : ce qui nous distingue relève le goût de ce qui nous unit de relents d’épices, excitant d’autant nos papilles.
Douché, rasé, je le retrouve à la cuisine, hirsute, noiraud, l’œil étiré, la mine encore froissée de sommeil, vêtu d’un immense tee-shirt informe. Il a dressé la table pour le petit déjeuner et fait griller du pain. Il a préparé un grand café clair pour lui, une théière d’English breakfast pour moi, fruit de ma première émancipation des Chênaies quand, adolescent, j’ai rompu avec la cafetière fétiche de Monique pour imposer ce breuvage rapporté d’un séjour linguistique.
Je m’approche de lui, inclinant mon visage à son cou pour l’embrasser en humant ses effluves d’ourson et glissant ma main sous son tee-shirt over size pour découvrir … qu’il porte le slip bottomless. Ma main s’attarde à loisir sur ses fesses poilues et bombées qu’encadre et rehausse le tissu élastique.
- « C’est un cadeau de Damien. » bafouille-t-il, demi rougissant.
- « Une vraie tenue pour une soirée privée, chic et distinguée. » Mes mains s’agrippent à lui et le retiennent un instant pour que mes narines s’emplissent de son odeur, marquer de ma langue le satin de son cou, égrener de la pulpe de mes doigts les poils qui jonchent ses fessiers musclés. « humm, Toni ! »
Assis face à lui, je vois clignoter sa prunelle derrière ses cils.
J’aime cette complicité polissonne, cet échange de promesse de volupté différée, ces manœuvres dilatoires, ces instants de réassurance réciproque que nous prolongeons en complices.
- « Qu’as-tu prévu ce soir, Toni ? »
Il fait la moue, la paupière exagérément tombante.
- « Pff, j’ai une grosse journée à la fac … Alors, si tu veux bien de moi, je viendrai te tenir compagnie ensuite. »
Je noue ma cravate devant le miroir de l’entrée quand j’entrevois son visage qui m’observe par-dessus mon épaule. Je poursuis mon ajustement précis que j’aime irréprochable, non sans lui accorder de petits regards rapides. Au moment de le quitter, une brusque frustration me pince et je la compense en hâte par une projection.
- « Le prochain week-end sera prolongé. Je t’emmène à la mer, Toni ? »
Dans le tram, je rêve déjà au bruit du ressac et au corps, luisant de crème solaire, d’un Toni allongé au soleil à mes côtés.
Le monde est à nous.
*le tee-shirt ou Tshirt, un maillot de corps porté sous le bleu de travail entre dans l’uniforme de l’US Navy en 1913. De sous-vêtement, il deviendra un vêtement de dessus, puis le symbole de la révolte de la jeunesse avec les acteurs James Dean ou Marlon Brando dans les années cinquante. En voici l’histoire.
Amical72
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