Premier épisode | Épisode précédent
11 | L’assemblée des adultes – Le récit de Julien
De ses bras, Adrien secoue symétriquement nos épaules.
- "Bon, je vois que, ce soir, la maison n'est pas spontanément à la hauteur de sa réputation d'hospitalité et qu'il me faut réclamer. J'ai soif, moi !"
Électrochoc ! Tandis que Jérôme se charge de sortir les verres, je file chercher une bouteille.
Aussitôt seul, les souvenirs me submergent.
Depuis le jour où, de retour de la maternité, Lecourt tenant le nouveau-né dans ses bras parmi les chevaux dans l'écurie, m'a présenté à lui :
- « Regarde, Adrien, c'est Julien ! Tu peux avoir confiance en lui, mon fils.* »
Puis l'image du petit garçon rayonnant, celui qui faisait fièrement démonstration devant son père de ses progrès à vélo, accomplis sous ma gouverne, qui nageait nu au méandre des moines puis s'endormait dans mes bras pour une sieste réparatrice sous les frondaisons. Plus que tout, c'est la confiance absolue que me témoignait cet enfant qui m'a comblé, rassuré sur moi-même. Plus tard, nous partions, lui sur son poney et moi montant Noisette, galoper par les chemins ; c'était le temps de l'enfance heureuse et confiante.
Pour moi, le temps des émerveillements paternels et attendris.
Puis l'adolescence avec les maladresses lors de sa conquête de l'autonomie, l'ingratitude, la tentation de l'instrumentalisation, ... mais aussi les questions, les confidences, celles qu'il n'aurait pu faire à nul autre, la fierté des succès, la chaleur des élans spontanés, autant d'assurances renouvelées de la pérénité du lien...
Mais QUI étais-je pour lui ?
Après avoir été un père supplémentaire qui les avait assurés, je devenais un témoin accablant des hésitations de ses premiers pas au moment même où il s'appliquait à les rendre plus fermes pour partir à l'assaut du monde mais j'étais, aussi, un pair clandestin, sans papiers et transfuge, figure à la fois effrayante de précarité, d'isolement et fascinante d'audace émancipatrice.
Enfin, le choix radical de la rupture avec la tradition séculaire de la transmission du domaine, certains ont même parlé de forfaiture, celui de l'envol et de l'éloignement pour poursuivre des études au Canada.
Et le revoilà qui déboule à l'improviste aux Chênaies, s'affirmant avec brusquerie en pair, en adulte sexué, presqu'arrogant.
Mon coeur bondit dans ma poitrine, gonflé du bonheur de le retrouver ! Je me dois de lui manifester clairement et sans retenue combien son retour me rend ... immensement heureux. Rien d'autre ne peut avoir d'importance et il n'a nul besoin de claironner, je l'accepte sans chipoter tel qu'il se déclare!
Vite, choisir une bouteille, voyons ...
Un de ces blancs vifs et fruités, un chenin de Loire, minéral avec, au final, cette trace d'amertume, voilà : un Savennières sera parfait.
Au moment de basculer le bec-de-cane, un scrupule m'effleure. Et s'ils étaient en train de ...
Et merde, je verrai bien ! Je ne suis pas leur directeur de conscience.
Mais non! Ils sont assis, tous deux de la pointe des fesses, Adrien dans le canapé, Jérôme dans le fauteuil placé en retour, leur buste penché vers l'avant comme si plus de proximité favorisait la discussion, captifs l'un du discours de l'autre. Ils sursautent à mon entrée et j'approche à grands pas. Je refile prestement la bouteille à Jérôme et me plante face à Adrien, bras ouverts en corbeille. Quand il se redresse d'un élan élastique, je l'ensevelis dans une large brassée qui réveille toutes les timbales de mon coeur, elles résonnent, assourdissantes, dans ma poitrine. Je plante mes yeux éperdus dans les siens et je dois combattre la crispation de mes joues dévorées par un sourire irrépressible pour parvenir à affirmer haut et clair.
- "Je suis si heureux de te retrouver, beau jeune homme plein d'avenir."
Jérôme s'est relevé, rapproché et opine. Je lui reprends le flacon pour le confier à Adrien.
- "Tu connais la maison, Adrien. C'est à toi d'officier !"
Tandis qu'il s'éloigne, je pointe Jérôme du doigt.
- "Toi, tu me dois une explication ..."
Se rasseyant, il me glisse, l'oeil étincelant d'impertinence :
- "Donnant – donnant !"
Mais déjà, Adrien revient. Il réchauffe dans sa paume la jupe d'aluminium qui habille le goulot, l'arrache puis visse la queue de cochon dans le liège du bouchon et l'extrait avec un "plop" rassurant. Il lève son verre pour mirer le liquide à la robe jaune pâle, il le hume, les yeux clos, le fait tourner puis le contemple et le renifle à nouveau, en prélève une gorgée dont il se lave les dents avant de l'avaler. Puis, avec une moue de satisfaction qui me rappelle son paternel, il nous sert avec un hochement de tête appréciateur.
Nous nous dressons tous les trois, accompagnant le léger tintement du cristal d'un murmure indistinct. C'est finalement Adrien qui porte le toast.
- "Messieurs, buvons à tout ce qui nous réjouit en ce monde."
Nous avons tant de choses à nous raconter mais aucune n'a d'importance au regard du plaisir de nous voir réunis et c'est cela que nous célébrons avec des insignifiances délibérées.
- "Tu portes la barbe plus courte, non? Ça te va bien."
- "Et toi, fais-tu du sport, la-bas?"
- "Oui, je vais régulièrement nager."
Le célébration du vin, dégusté les yeux fermés est un autre support à notre complicité.
Et cela suffit à renouer les fils de notre familiarité autour de codes communs. Il était parti, encore immature, pour l'Amérique ; le fils prodigue nous revient en homme, l'affirme haut et fort et nous le recevons, nous l'acceptons tel qu'il se proclame. Il rayonne, paisiblement maintenant ; est-ce uniquement du à la joie des retrouvailles ou cela participe-t-il aussi de notre reconnaissance de sa mue, de notre accueil pour son entrée en pair dans l'assemblée des adultes ?
- "Mais l'heure tourne et vous me savez attendu avec des exigences de ponctualité !"
Son oeil qui pétille cherche le mien pour souligner la permanence du cloisonnement entre la Grande Maison et la ferme avec son "personnel" qu'ON ignore superbement.
- "Je te remercie de ta visite et te rends à tes obligations, mon garçon."
Il s'attarde dans mes bras.
- "Rien ne me ferait plus plaisir qu'une balade à cheval en ta compagnie, Julien."
Et à moi, donc !
Il brasse chaleureusement Jérôme et franchit le seuil d'un pas décidé, nous laissant quelques secondes silencieux. Une tension flotte encore après sa disparition.
- "Bon, alors, maintenant je t'écoute !"
* voir Agriculteur S2E11 : Présentation.
Savoir décrypter la capsule des vins
Amical72
amical072@gmail.com
Autres histoires de l'auteur :