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9 | Passer à table – Le récit de Lecourt
J’avais reçu l’invitation par courrier il y a quelques semaines déjà et je l’avais gardée dans un coin de ma tête mais, ces derniers jours, j’ai aperçu la voiture de Jérôme garée au flanc de la maison de Julien. L’occasion rêvée.
Aussi leur ai-je proposé de m’accompagner, au prétexte d’acheter quelques bouteilles. À ma grande satisfaction, les deux compères ont pu se rendre disponibles et, aujourd’hui, nous roulons calmement sur cette petite route qui sillonne le vignoble dépouillé de toutes ses feuilles en ce mois de décembre, sur ces versants exposés au sud. Le temps gris est clair.
Ces « portes ouvertes » n’ont plus les couleurs rustiques que j’ai pu leur connaître qui nous plongeaient dans la réalité prosaïque de fabrication d’un produit qui collait au terroir. Aujourd’hui, la caveau est fléché, le parking stabilisé et paysagé, les tréteaux sont dressés dans un vaste local moderne, sécurisé, isolé, rigoureusement nettoyé, les verres sont soigneusement rincés, les bouteilles sont rebouchées pour que les arômes des précieux élixirs ne s’évaporent pas. Les deux fils viticulteurs ont succédé au père vigneron.
Tout les oppose ces deux là : l’un, plus petit, très râblé, brun et dégarni, affiche femme et enfants bruyants ; l’autre est grand, dégingandé, châtain clair avec une crinière fournie et des lunettes. Mais l’absence manifeste de compagnie le désigne comme célibataire.
Or c’est toujours lui, Didier, qui se rend aimablement disponible pour me servir.
Nous commençons la dégustation par les vins calmes et blancs. Tous les blancs sont élaborés à partir du seul cépage chenin sous ces appellations. Secs, ils expriment une belle fraîcheur et une franche minéralité. Mais l’orientation et le micro climat, favorisant le botrytis, permettent également d’obtenir de renommés vins moelleux à la robe dorée, voire liquoreux certaines années.
Si Julien connaît l’adresse, c’est une découverte pour Jérôme qui est placé dés lors au centre des prévenances, sa parole est attendue par nous trois et, immédiatement, débattue, complétée, précisée. Les nez replongent dans les verres pour inhaler profondément les senteurs, les paupières se ferment, les langues claquent. J’observe ces trois hommes, beaux de concentration, de sérieux, d’écoute, je les observe avec infiniment de bienveillance et un sentiment de … fierté.
Il ne s’agit pas pour moi, ici, de célébrer l’homosexualité qui, implicitement, nous réunit ; c’est un trait bien involontaire, il n’est d’aucun mérite et ce n’est pas le seul que nous ayons en commun. Heureusement, car le discours entre nous s’en verrait sérieusement amputé.
À supposer qu’homo et hétéro, ces deux sexualités forment des catégories distinctes qui s’excluent l’une l’autre, ce qu’à Dieu ne plaise comme dirait ma pieuse épouse, à ce moment précis, se nomment-ils « homosexuels » ces trois hommes qui interrogent les arômes qu’ils distinguent dans le vin, en évoquant l’abricot, l’ananas, les fruits confits ? Se réduisent-ils à cette seule composante écrasante ou sont-ils, simplement, eux-mêmes, c’est à dire des humains complexes tendant leur intelligence dans la quête d’un langage commun, au travers d’une patiente élaboration visant à transcrire ce qu’ils perçoivent du monde ?
Non, s’il y a quelque chose de remarquable dans ce cénacle et dont je puisse tirer quelque satisfaction, c’est ce dont chacun d’entre nous a su faire de son apprentissage de membre d’une minorité et de son cortège de brimades.
Car je gage que tous, nous avons été soumis à l’épreuve du rejet. Une domination dont certains d’entre nous sortent détruits, assommés par un coup trop violent, ce dont je ne saurais les blâmer tant il en est de fort cruels, d’autres se murent dans le ressentiment et la haine de soi mais pour ceux qui ne cèdent pas à l’hébétude, qui se débattent pour trouver des ressources en eux-mêmes, surmonter les épreuves dans un processus de résilience et reprendre vie, la difficulté nous construit, nous enrichit d’expériences d’humanité ; la conscience de notre vulnérabilité nous dote d’une humilité indispensable et de bienveillance compréhensive face à l’évidente pluralité des altérités.
J’ajouterai cependant « chacun selon son caractère ».
Didier, pour commencer par lui dont je ne sais que peu de chose ; la qualité de son travail et sa constance lui ont valu de sortir du lot en devenant un vigneron passionné et remarqué.
Jérôme dont la présence vibrante me trouble encore si profondément a su surmonter la révélation à la conscience de ses attirances homosexuelles et, tout comme moi, paraît désormais vivre plus sereinement ; l’esprit libéré de ces questions sur lesquelles il a fait la lumière, il est plus disponible pour construire sa vie qui reste compliquée entre travail, enfants et ex-compagne.
Tout comme lui, j’ai pu échapper au destin qu’on m’avait tracé pour endosser des responsabilités consulaires où je me suis grandement épanoui ; je crois que j’avais développé une disposition naturelle à la prudence, à l’écoute et à une souple diplomatie qui convenaient à cet emploi. Mais ce qui m’a permis cette évasion, c’est la rencontre avec ce démon de Julien.
Je ris ! Je dis « démon », le comparant à cet ange déchu, celui qui a été immédiatement dégradé et limogé, dés lors qu’il a cessé d’être le glorificateur conforme, de souffler béatement dans sa trompette en chantant sempiternellement les mêmes louanges niaises pour regarder autour de lui et se colleter aux injustices qui ébranlent le monde.
C’est lui qui vit le plus retiré des agitations de la société et, pourtant, il est le plus révolté d’entre nous, il faut dire qu’il est l’héritier des générations que le sida a décimées, de ceux qui, face à la paralysie du corps médical et des politiques, ont voulu prendre leur propre destin en mains.
Sans doute le plus intransigeant dés qu’il est confronté à une remarque malheureuse ou « inadaptée », comme on désigne aujourd’hui ce qui était, hier, qualifié de « scandaleusement déplacé », son inflexibilité de justicier, qu’il habille habilement d’un humour parfois mordant, illustre parfaitement ce précepte que certains attribuent à Jean Genêt* :
« Si, quand les noirs sont persécutés, tu ne te sens pas noir,
Si, quand les femmes sont méprisées, ou les ouvriers, tu ne te sens pas femme ou ouvrier,
Alors, toute ta vie, tu auras été un pédé pour rien. »
Il faut souligner combien certaines postures brutales, machistes entre autres, sont aujourd’hui majoritairement réprouvées dans ce pays - et c’est tant mieux !, que nombre de gens ordinaires s’y montrent plus compréhensifs avec des minorités devenues plus visibles, du moins, tant qu’ils ne sont pas directement impactés. Cependant …
Cependant, désormais, l’âge aidant, je me définis comme un homme de « mon temps », je veux dire … du temps de ma naissance, des rêves et aspirations nés de mon éducation, des fruits de la culture de mon époque avec la parution d’« Arcadie », la première revue, dirigée par le philosophe André Baudry en direction de ceux qui se nomment alors pudiquement « homophiles ».
La publication était censée nous apporter du réconfort et faire pièce aux discriminations en leur opposant la respectabilité d’une discrétion de bon aloi, soucieuse des convenances, habituée des coulisses et des adresses anonymes ; la rédaction espérant qu’elle nous vaudrait sinon l’assentiment, du moins la neutralité des autorités. Tu parles !
Ce tout premier groupe organisé, tout en retenue, est paradoxalement soutenu par des personnalités plus flamboyantes et sulfureuses – l’exact antipode – telles Jean Cocteau et Roger Peyrefitte dont, jeune, je dévorai le roman « les amitiés particulières » avec fébrilité.
Si, aujourd’hui, je contemple le « couple » que tentent de former Julien et Jérôme, leurs hésitations, leurs tergiversations avec indulgence et même une certaine complaisance gourmande, JE ne ME vois pas, MOI, vivre au quotidien avec un autre homme ; j’ai été imprégné de façon indélébile par d’autres schémas auxquels je suis accoutumé, et qui restent encore les plus répandus, d’ailleurs !
Je n’en suis pas « fier », je n’en ai pas honte non plus, c’est juste « ainsi ».
Mais je suis heureux que d’autres constellations que la mienne s’épanouissent au grand jour dans une succession d’attitudes générationnelles, qu’elles cohabitent, illustrant les principes républicains de Liberté, d’Égalité et, surtout, de Fraternité.
Je préfère parier sur l’intelligence des cœurs, le risque est le même que lorsqu’on joue sur la bêtise, la mesquinerie ou la cupidité, si faciles, mais, lorsque je gagne, la cagnotte m’est incomparablement plus gratifiante. Quel plaisir a-t-on à accompagner quelqu’un dont le seul objectif est de se baffrer égoïstement, sans manifester la moindre gratitude ?
Julien a été le plus terrifiant et le plus magnifique de mes paris. A la fin des années quatre-vingts, QUI aurait misé un kopeck sur ce grand dadais de vingt ans, sans le sou, fils d’ouvrier rouge qui plus est, allant jusqu’à lui confier les commandes de sa propriété ? Combien m’ont regardé comme un original dangereux ou un fou ?
Maintenant que je me dégage progressivement des affaires d’un monde qui se révèle absolument indifférent à ma petite et dérisoire personne, que je m’éloigne des grands embrasements du cœur, que je le regarde avec détachement et l’infinie affection que je lui garde, Julien reste parmi mes plus grandes fiertés. A défaut de le voir fonder une famille et transmettre ses talents paternels dont Adrien a pu bénéficier, puisqu’il semble ne pas vouloir en entendre parler, j’aimerais le voir nouer une relation stable et de confiance ; or Jérôme me paraît être le partenaire tout désigné.
Les cartons de bouteilles empilés dans le coffre, il me reste une dernière surprise à faire à ces deux-là dont la compagnie m’est précieuse, celle d’une jolie maison référencée, cachée dans un repli du coteau, une sobre salle moderne abritée dans une ancienne écurie toute de pierres blanches où j’ai réservé une table pour trois convives à déjeuner. Je sais qu’ils en seront ravis et je me réjouis par avance de leurs francs appétits.
Je suis bien certain également de leur gratitude.
Désormais, j’ai décidé de me consacrer au meilleur avec une volonté tenace, celle de ne laisser s’échapper aucune des occasions, du moins celles qui me paraissent accessibles, d’aimable convivialité avec ceux de mes proches qui savent se rendre disponibles. Puisque la vie, en me mettant, heureusement, à l’abri du besoin, a écarté les inquiétudes vitales telles la faim ou le froid, une satisfaction que certains de mes contemporains semblent tenir pour le bonheur, je veux, moi, consacrer tout le temps qu’il me sera donné de rester valide à cultiver les amitiés, les affections, la bienveillance, à les reconnaître pour ce qu’elles ont apporté à ma vie ; je veux réchauffer mes vieux os à cette tendresse pour mes pairs, essentielle. Plus que toute autre chose, cela me donne la certitude d’exister et donne du prix à mon existence.
À mesure que je vois se rapprocher le terme de ma vie, il m’apparaît de plus en plus clairement que, seul, ce lien aux Autres importe et, à défaut de pouvoir les rendre heureux, du moins puis-je leur offrir quelques uns de ces moments chaleureux où il nous semble que, oui, la vie vaut VRAIMENT le coup d’être vécue.
- « Bien, messieurs ! Maintenant, que diriez-vous de passer à table ? »
* La citation est "attribuée" à Jean Genêt, elle serait extraite de "l'enfant criminel" sans que d'autres occurences soient signalées sinon des reprises fort peu référencées ; elle pourrait bien être apocryphe.
"Elle prend son café en riant, elle me regarde à peine / plus rien ne la surprend sur la nature humaine / c'est pourquoi elle voudrait, enfin, si je le permets, déjeuner en paix ».
Amical72
amical072@gmail.com
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