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8 | Dans ma tanière – Le récit de Julien
Puis Jérôme est venu s'installer aux Chênaies.
Un Jérôme bien morose.
- "Je viens me réfugier chez toi, y faire retraite pour prendre du champ.
Sinon, je serai "invité quand même" pour Noël et ça, je ne veux pas. Je connais trop mes parents et ex beaux-parents, ils sont prêts au grand écart pour maintenir une apparence d'entente intelligente entre Béné et moi dans ce qu'ils nomment l'intérêt supérieur des enfants. Non ! Ni pitié, ni habitude ou convenance, je ne mendierai rien mais je ne veux pas d'un strapontin concédé malgré tout. Maintenant, parlons d'autre chose, si tu veux bien."
Alors nous sommes allés ensemble voir "Avatar", ce film de James Cameron qui vient de sortir dans les salles françaises et dont la Terre toute entière parle. Nous avons chaussé ces lunettes en carton munies d'un celluloïd bleu et d'un autre rouge, contraste censé donner plus de relief aux images projetées sur l'écran en trois dimensions. Et ça marche !
Ainsi parés, nous courons dans la jungle de Pandora en compagnie des souples Na'vis à la peau bleutée, les feuilles se couchent à notre passage et il nous semble qu'elles fouettent nos mollets ; passant de lianes en troncs, nous escaladons l'archipel des montagnes flottantes pour découvrir les "ikran", ces dragons ailés et, grisés par l'espace immense, nous devenons Jake, parvenant avec lui à chevaucher celui qui lui est dévolu. Comme il se révèle un excellent cavalier volant, nous voilà capables d'accomplir les voltiges les plus intrépides quand le vertige nous serre la gorge, nous noue le ventre, nous colle le dos au siège. Puis nous subissons l'interminable scène de combat titanesque opposant les bons sauvages défenseurs de la nature outragée aux terriens cupides et destructeurs... qui battront finalement en retraite, ouvrant la porte à un deuxième opus.
La morale est sauve mais ce film aura réussi à leurrer nos sens pour nous procurer l'illusion de vraies sensations époustouflantes et décuplées. Je me dis qu'adultes, nous les re-connaissons pour avoir eu la chance de déjà les éprouver mais que certains adolescents peuvent être abusés, trouver la réalité bien fade en comparaison, se réfugier dans des mondes virtuels qui offre des émois convocables à la demande et perdre ainsi le lien à notre commune humanité sensible.
A la sortie, Jérôme me prendra dans ses bras pour me serrer contre lui, dissipant mes sombres pensées.
- "Merci de prendre ainsi soin de moi, mon frêre."
Puis, pour laisser le temps de s'apaiser à nos coeurs impressionnables malmenés par tant d'impressions fortes, nous marchons calmement jusqu'à la voiture, musardant quelque peu dans les rues désertes puisque, ce soir, le temps exceptionnellement clément le permet.
- "Et si tu me donnais des nouvelles du charmant Jonathan ?"
Jérôme pouffe, secoue la tête, revient me regarder avec un sourire perfide.
- "Tu as eu le temps de voir ça avant de t'éclipser, toi, en compagnie de Cédric ? ... Faut-il que tu aies un charme irrésistible à ses yeux car il est habituellement TRÈS discret ?
Puis il ajoute sur le ton de la confidence.
- "On lui prête une liaison avec un élu ... un élu conservateur bon teint, avec femme et gentils enfants blonds inscrits à l'institution saint machin mais qui, toujours selon la rumeur, ne dédaignerait pas de faire entorse à la rigueur qu'il professe ... pour les autres. On les connait ces moralistes qui manifestent bruyamment contre le PACS, pointent d'un doigt accusateur la déliquescence des moeurs, nous promettent le sida entre autres punitions divines ... mais se barbouillent discrètement le pif de sucre glace."
J'ai prestement ravalé ma salive et, aussitôt, nous éclatons d'un rire de complices à qui on ne la fait pas puis Jérôme fixe ses pieds et poursuit sur un ton sourd.
-"Jonathan est un gentil garçon."
Il remonte jusqu'à mes yeux une pupille égrillarde.
- "Avec de solides arguments dont il a usé avec une grande libéralité en ma compagnie, un bel appétit pour des moments intenses et partagés, vraiment ... Au lit, c'est un avion de chasse !"
Ses deux mains aux doigts écartés ébauchent en l'air des courbes flatteuses autour desquelles elles s'arrondissent avec une lente délectation. Par dessus sa barbe, ses pommettes se font rubicondes, comme après les excès d'un banquet. Une seconde, il ferme les yeux avec un sourire de moine repu, touché par l'extase.
Puis, aussitôt après, il les rouvre avec un air affligé.
- "Mais, au quotidien, Julien, quel train-train morne et ennuyeux, réglé comme du papier à musique avec une place attribuée et non négociable pour chaque chose ! Or, je ne saurais me satisfaire de quelques fusées de feu d'artifice dans un ciel uniformément gris terne ! J'ai aussi besoin de partager une complicité, une émulation, de la curiosité ... J'ai besoin de désordre pour discuter, voire de me disputer à propos du cours des choses, du pas dont marche le monde qui nous entoure, ne serait-ce que pour la joie de nous réconcilier ensuite, parfois sur l'oreiller, d'ailleurs.
Enfin, il ne suffit pas d'avoir cédé – de bonne grâce, j'en conviens - à une attirance, aux sirènes d'un sourire, même si les galipettes ont été plus que satisfaisantes, même si on a plusieurs fois remis le couvert avec entrain, pour décréter qu'on est en couple et se jurer une absolue fidélité, si ?"
Je l'écoute sans juger du bien fondé de ses remarques et me contente de sourire avec bienveillance devant sa véhémence désespérée car j'entends "sa" vérité : ses attentes ne trouvent pas de réponse à son goût chez ce garçon. Il laisse ses bras retomber le long de son corps dans un claquement résigné et nous poursuivons notre balade. Jérôme semble soudain abattu.
- "Le sais-tu, Jérôme, il y a de multiples façons d'appréhender son homosexualité. Pour toi et moi, c'est d'abord un dilemne qui nous fracture puis une nécessaire mais difficile conquête suivie d'une acceptation qui nous libère.
Mais elle nous rend exigeants avec nous-mêmes, nous amène à réfléchir à ce qu'on veut faire de nos vies, à les construire patiemment. Maladroitement, parfois, car je revendique le droit à l'erreur. Courageusement, le plus souvent, et c'est déstabilisant, risqué. Une épreuve.
D'autres rêvent, eux, de conformisme douillet, s'imaginent passer inaperçus, dissimulés par un assoupissement grisâtre qu'ils croient protecteur ...
Chacun de nous incline à penser que les autres empruntent le même chemin que soi et le projette sur ses pairs mais il y a autant d'histoires différentes que d'individus. La seule chose que nous avons en partage avec la prétendue communauté LGBTI, c'est l'expérience d'un rejet quasi universel. Et même celà, chacun le vit à sa manière et apporte SA réponse singulière.
Viens, je t'invite dans ma tanière. Je ne suis pas riche mais mon travail pose un toit sur ma tête et remplit mon assiette d'une soupe chaude ; entre ses murs, mon esprit et mon imagination trouvent aussi assez de livres et de musique pour s'exercer à la discussion et mon coeur y bat. Nous nous y soutiendrons, entre ours que la saison contraint à hiverner, attentifs à ceux qui viendront frapper à la porte, attendant que le soleil du printemps prochain nous réchauffe."
J'ai ri, égayé par ma propre capacité de quadragénaire à trouver de quoi me satisfaire parmi ce qu'offre la vie et Jérôme se réjouit avec moi. Puis il s'immobilise, le visage froncé comme en proie à une interrogation existentielle, me faisant me retourner vers lui.
- "Tu m'accueilles, Julien, mais tu ne m'as pas dit si tu partageras aussi ta couche ?
Je ne réponds pas, je ne veux pas répondre avec des mots. Je le regarde, le détaille, le scrute, attendant l'instant où il va fendre la cuirasse de sa posture d'emprunt, où sa pupille va scintiller de malice, le trait de ses lèvres s'étirer et se chantourner en sourire, ses épaules se détendre. Que ma patience lui soit une assurance aussi solide qu'immuable. J'ai pour lui une affection aussi grande qu'indéfectible qui autorise toutes les privautés, que ne le sait-il assez ?
Pourtant, rien n'y fait ! Il reste là, à attendre, impassiblement buté.
C'est moi qui cède, baissant les yeux, tendant le bras pour le saisir au coude et l'inciter à reprendre notre promenade.
Mais il résiste.
- "Je t'ai dit que je venais me réfugier aux Chênaies, Julien, c'est aussi pour m'abandonner dans tes bras. Baiser sereinement avec, pour unique quête, celle du plaisir de l'autre qui, lui non plus, ne compte pas celui qu'il dispense en retour puis nous réjouir ensemble des éblouissements partagés. Sans calcul, sans inquiétude. Oui, surtout sans me demander sans cesse : que va-t-il penser de ceci ? Que va-t-il déduire de celà? Quelle contrepartie attendra-t-il ?
Je viens faire retraite aux Chênaies, me retirer de ce monde mercantile et cacophonique, les lumières censées illuminer ce Noël m'aveuglent douloureusement.
Rappelle-toi : je suis perdu, place d'Espagne et tu passes justement par là, pour me sauver.*
J'espère simplement que ce filou de Cédric ne t'a pas épuisé."
Ma main a pris son bras pour qu'il reprenne à marcher avec moi. Quelques pas pour réfléchir à ce que je vais lui répondre, pour savourer la joie qui me gagne, également.
- "Tu as raison, Jérôme ! Retirons-nous quelque temps de ce monde d'incessante compétition et de paillettes pour vivre calmement nos solides appétits, entre gens de bonne composition."
Une douce paix intérieure m'envahit et mes yeux rencontrent un pareil éclat dans les siens.
A cette épineuse question : "Faut-il outer les gays réacs ? " en révélant leur homosexualité sans leur accord, Les Inrocks répondent en opposant l'attutude de Renaud Donnedieu de Vabres, député pourtant gay mais qui accueille la Manif violemment homophobe des opposants au PACS à celle de Jean-Luc Romero dont l'engagement constant contre l'homophobie et le sida est à souligner et qui a obtenu la condamnation de la publication qui l'a outé au nom du respect de la vie privée.
* Pour l'irruption de Jérôme dans ce récit, voir agriculteur saison 13 épisode 09
"Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur. / Nos actes s'attachent à nous comme la lueur au phosphore. Ils nous consument, il est vrai mais il font notre splendeur. / Et si notre âme a valu quelque chose, c'est qu'elle a brûlé plus ardemment que quelques autres. / Je vous ai vus, grands champs baignés de la blancheur de l'aube ; lacs bleus, je me suis baigné dans vos flots – et que chaque caresse de l'air riant m'ait fait sourire, voilà ce que je ne me lasserai pas de te redire, Nathanaël. Je t'enseignerai la ferveur. / Si j'avais su des choses plus belles, c'est celles-là que je t'aurais dites – celles-là, certes, et non pas d'autres. / Tu ne m'as pas enseigné la sagesse, Ménalque. / Pas la sagesse, mais l'amour." André Gide - Les Nourritures terrestres - éditions du Mercure de France 1897.
Amical72
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