Agriculteur | Saison 25 | Le retour

3 | Je capitule – Le récit de Thomas

Julien !

Je ne lui avais guère prêté attention quand il était arrivé au Bar à Thym, amené au centre de notre cercle avec force brassées démonstratives par Jérôme, en plein milieu de notre empoignade au prétexte de la victoire de l'Espagne sur la Tchéquie en coupe Davis. Il déboulait, créant un de ces temps morts réclamé par l'adversaire pour casser la dynamique de ma tchatche alors que je m'étourdissais du flot spontané de ma propre verve, mes sèches gesticulations soutenant mes sentences à hauteur de celles d'un Jérôme roulant, lui, des épaules, tout en tensions musculeuses et voix profonde. Nicolas enfin distancé, réduit au rôle de figurant, je me détachais et allais enfin accéder à la place disputée de prétendant en vue, en pleine lumière et porté par la réussite, potentiel rival d'un Jonathan insipide.

Or voilà que ce balourd, tout encombré de lui-même, s'intercale, qu'il s'essaie à bafouiller. Heureusement Romain, avec sa morgue proverbiale, le renvoie en coulisse, cet empêcheur de tourner en rond, ce grain de sable irritant, en compagnie de l'effacé Cédric.

Disqualifié. Hors course.

C'est en voyant ces deux-là, justement, abandonner leurs verres de conserve, que la complicité de leurs sourires, la gourmandise de leurs oeillades m'a donné un violent coup à l'estomac. A quoi bon avoir soutenu avec brio le sex appeal d'un Ferrer à l'éternel bandana siglé Lotto et à l'inquiétant sourire carnassier face au prometteur mais trop lisse Nadal dont Jérôme a pris le parti puisque c'est encore dans le dos du fade Jonathan que sa main cascade ?

L'éclat de rire narquois de Romain s'était planté comme une épine empoisonnée dans ma poitrine ; chaviré par ma propre éloquence dont je croyais éblouir un monde tout entier admiratif, j'avais sous-estimé le libre arbitre de mes interlocuteurs ; lassés, ils avaient contourné mes amphigouriques et présomptueuses rodomontades et m'abandonnaient à mon ego asphyxiant.

J'étais piteux.

Je rentrais seul.

Alors quand, ce soir, je découvre Julien accoudé seul à une table du Bar à Thym, lançant de sombres coups d'oeil rancuniers en direction de la porte à chacune de ses ouvertures, je décide de partir à sa conquête. Pas pour me venger, non ! De qui ou de quoi, d'ailleurs ? C'est mon seul aveuglement qui m'avait perdu.

Mais pour prendre ma revanche sur moi-même, retenter ma chance, rejouer la partie et tenter un pari : ce soir, ce costaud rustique sera pour mon p'tit cul affamé qui va le croquer, ce quadra en manque. Chacun son tour.

- "Bonjour Julien !"

Je me plante devant lui et, sans lui laisser trop de temps pour réfléchir, j'enchaîne.

- "Je peux ?"

Il acquiesce d'un signe de tête accompagné d'un sourire convenu de bienvenue mais je vois bien à la façon dont ses yeux vont et viennent que je ne suis pas celui qu'il attendait, que mon irruption bouscule ses espoirs. Alors, je me fais prévenant.

- "Moi, c'est Thomas. C'est vrai que tu t'es éclipsé rapidement la dernière fois, on n'a pas vraiment eu l'occasion de discuter."

Voilà, j'ai rétabli le lien entre nous deux. Voyons pour les autres :

- "Ton copain Jérôme n'est pas là, ce soir?"

- "Non, il doit être de service."

J'adopte une mine contrite de circonstance et pose mon coude sur la sellette pour manifester mon intention de prolonger l'échange, comme en attente qu'il poursuive. Il soupire.

- "Je pense que Cédric ne nous rejoindra pas, lui non plus."

- "Il n'y a guère que moi pour te tenir compagnie, alors."

Zut ! Voilà qu'impatient comme à mon habitude, je précipite les choses, j'ai décidément du mal à tenir ma langue. Il se redresse comme piqué au vif.

- "Moi qui vis à la campagne où les rapports sont un peu rudes, je viens ici en quête de quelqu'un de serviable et aux manières affables qui sache m'accueillir tel que je suis."

Le coup est si direct que je baisse la tête, puis je relève les yeux dans les siens par dessous mes sourcils : ai-je bien entendu sa proposition ?

Apparemment !

Il a une étincelle franchement gaillarde dans sa pupille et je me creuse la tête pour lui répondre de quelque répartie bien sentie, à la hauteur de la sienne pour ne pas démériter mais son mouvement de tête en dénégation, sa moue satisfaite et amusée du tour qu'il m'a joué m'en dissuadent. Alors, moi aussi, je joue franc jeu :

- "J'habite pas très loin."

Sa main s'abat sur mon avant-bras, l'écrase sur le plateau et son pouce se détend lentement en rebroussant mes poils.

- "Je dois d'abord aller pisser ma bière."

Une fois encore, je suis pris au dépourvu : est-ce que, par hasard, il me demanderait d'aller lui la tenir ? Me prend-il pour un de ces jeunôts prêt à le piper vite fait / bâclé, dans les toilettes ? Mais son sourire revient, carnassier. Ce n'était qu'une perche tendue, une de ces allusions aussi grivoise que saugrenue, une offre aussitôt écartée qu'énoncée, juste pour ajouter à la mise.

- "Je te retrouve ici."

Et il s'éloigne d'un pas martial dans lequel je lis sa détermination d'homme qui mène sa vie. J'en frémis.

- "Bonjour Thomas."

Philippe ! S'il est venu jusqu'ici, c'est probablement qu'il me cherche et que je ne répondais pas à ses appels. Il s'accoude sur le plateau, ses doigts croisés soutiennent son menton à deux mains, son sourire est tranquille et bienveillant, son oeil caressant : c'est une invitation muette. Une heure plus tôt, je l'aurais probablement acceptée sans hésiter et nous aurions rejoint son appartement confortable, j'aurais fondu sous sa tendresse et ses prévenances, puis nous aurions passé le reste de la nuit à dormir imbriqués.

Mais ici la chasse à courre est lancée, les pulsations de mon petit coeur de gibier courant et affolé résonnent dans mes tempes et je n'ai pas envie d'une telle eau tiède et sucrée mais, plutôt, du vertige de deux grandes mains qui vont se refermer étroitement sur moi comme un piège.

D'ailleurs, "LE" voilà qui revient.

Il nous contourne, son bras enveloppe d'abord mes épaules, puis sa main glisse dans mon dos jusqu'à ma taille et c'est moi qui, d'un infime basculement sur mes appuis, me rapproche ostensiblement de lui. Silence. Intérieurement, je tremblote comme un flan.

- "Désolé, mais, ce soir, c'est à moi que Thomas a proposé de tenir compagnie."

La voix est restée égale et courtoise pour une sentence sans appel. Philippe se redresse, rectifie sa tenue. En retour, il sourit fort civilement à Julien.

- "Alors, je vous souhaite une bonne soirée."

Puis, se tournant vers moi, il ajoute, d'un ton railleur qui me glace :

- "Ultérieurement, tu me feras bénéficier de tes découvertes."

Il se pourrait bien que j'aie tout gâché avec lui mais baste ! Que m'importe ! Ce soir, c'est Julien que je veux et je gage que le noeud qui me serre le ventre ne devra bientôt plus qu'à lui seul.

Une fois dans la rue, il m'interroge d'un coup de menton mais, sans me démonter, je rétorque :

- "Je ne lui ai jamais rien promis."

Son sourire est ironique mais il semble peu enclin à pousser outre et nous parcourons à grandes enjambées les quelques rues qui nous séparent de mon logement. Sitôt dans l'excalier, il se fait pressant et mon coeur s'emballe. Son pas précipite le mien dans l'escalier, son souffle dans mon cou est une promesse : son impatience ne me laissera pas de répit ! Mon pouls s'accélère. La porte palière claque dans son dos et, déjà, sa langue se noue à la mienne, son épaule cloue les miennes au mur, ses grandes mains pétrissent mes fesses avec gourmandise.

Nous y sommes !

Aussitôt, je capitule, je prends l'eau, je me noie, je sombre entre ses bras de sauveteur providentiel ...

« Nathanaël, je te parlerai des attentes. J’ai vu la plaine, pendant l’été, attendre ; attendre un peu de pluie. La poussière des routes était devenue trop légère et chaque souffle la soulevait. Ce n’était même plus un désir ; c’était une appréhension. » André Gide - Les Nourritures terrestres - éditions du Mercure de France 1897.