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3 | Mémorial
Le récit de Julien
Nous sommes dimanche, le dernier jour d’avril 2017 ; alors, une fois les animaux pansés, j’embarque Arnaud avec moi. Et sur la route, je m’explique.
- « Je suis né en 1967 et j’ai grandi avec, autour de moi, des parents, des grands parents, des proches qui ont connu la seconde guerre mondiale. Oh, certains n’ont même jamais entendu tirer un coup de feu, d’autres sont même nés après-guerre … Mais tous ont vécu ses incertitudes, ses arbitraires, cette peur du lendemain, son insupportable insécurité … et cela leur a laissé l’empreinte indélébile de l’extrême fragilité des hommes.
Plus tard, j’ai lu, j’ai vu des images, j’ai écouté les témoignages.
Ils m’ont rempli d’effroi !
Sur la grand’place, le monument est couronné par une statue de femme qui a enflammé le débat à l’époque de son érection car on se disputait pour savoir si elle symbolisait la paix et la réconciliation tant espérées ou, bêtement, une victoire guerrière arrogante qui piétine les vaincus et les laisse avides d’une revanche, comme celle qui venait de précipiter l’Europe dans la guerre pour la troisième fois. Tout autour, les porte-drapeau sont déjà en place, vieillards raides, sanglés, bardés de dérisoires décorations qui cliquettent.
Les Autorités emmenées par le Préfet, qui, et c’est heureux, aujourd’hui, se trouve être une Préfète, s’avancent au son du clairon et des tambours qui sonnent martialement « Aux champs », un nom dont on a gommé, à la fin, l’horreur des champs que son nom évoque.
Les saluts se poursuivent au son du refrain de La Marseillaise, ce texte belliqueux et guerrier, avant que ne retentisse « reposez armes » comme une délivrance.
Au garde à vous face au monument du souvenir, le couvre chef préfectoral brille des ors d’une double guirlande de feuilles de chêne pour la justice et d’olivier pour la paix, quand retentit le pom-pom-pom sourd.
« Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent … » *1
La voix grésille un peu dans les haut-parleurs mais elle n’en perd rien de sa force, précisément articulée, martelée, distinguée, projetée …Et chaque fois, la même émotion me serre la gorge. J’écarte un peu mon coude pour l’amener au contact du rouquin, spectateur à mes côtés, dans un geste de solidarité tangible pour combattre ce froid qui m’envahit.
D’encore droits et dignes représentants de ces associations de déportés, réticentes à se fondre en une seule alors que leurs rangs s’éclaircissent d’année en année, tant qu’elles privilégient les idéologies et les egos qui les divisent sur l’indispensable et vitale humanité commune qui leur a permis de survivre, viennent lire, en tremblotant parfois, un message pourtant rédigé conjointement ; un texte fort et beau, d’ailleurs, dénonçant le « système gigantesque mis au point par les nazis pour éliminer résistants, syndicalistes, opposants au régime et simples civils, et pour exterminer les juifs et les tziganes dans des camps qui ont été l'application la plus absolue de l'idéologie nazie. »
Encore une fois, pas un mot pour dire que des homosexuels ont pu, eux aussi, être dénoncés, dépouillés, déportés et exterminés. Persécutés pour ce qu’ils étaient. Or même s’il n’y en avait eu qu’un seul, par devoir, il faudrait le nommer …
Les représentants de leurs associations sont pourtant désormais officiellement invités, ils sont présents et dignes mais il semble que pour certains / certaines, leur présence flétrisse encore l’IMAGE qu’on voudrait à toute force sublime.
Alors que, simplement, elle mêle étroitement la plus haute grandeur d’âme à la plus noire abjection, deux facettes de notre même humanité.
Je SAIS, je ne le sais que trop ; la jalousie, la délation me verraient, aujourd’hui encore, tout désigné au sinistre grincement métallique des portes coulissantes refermant leurs wagons plombés, comme tous ceux et celles que des traits singuliers distinguent, pour ce que je suis et pour ce que ma famille était avant moi, rouge, pauvre, libre … et gay !
D’où peut nous venir cet atavisme, cette obtuse étroitesse d’esprit qui inspire immanquablement aux humains de la défiance pour tous ceux qui ne sont pas issus du clan et dont nous faisons des boucs émissaires à la première inquiétude ?
Car à l’image de cette gerbe parmi toutes celles alors déposées, certains hommes ont porté cette marque en forme de triangle pointe en bas, regardée comme encore plus infamante quand elle était de couleur rose. Même parmi les déportés, ce qui motivait leur malheur introduisait une hiérarchie.
Dans l’orage du roulement des baguettes sur les caisses, l’appel du clairon « aux morts » nous perce le cœur avant la minute de silence, ce moment de recueillement où chacun s’abîme en lui-même. A son issue s’élève de nouveau ce chant guerrier …
Après un sonore « garde à vous », il est remplacé par cette voix tremblée, comme usée, lasse, à bout … qui, pourtant, résiste encore, portant inlassablement un espoir ténu mais tenace, celui « d’un printemps qui, un jour, refleurira » et clôt ce Chant des Marais. *²
Pas sûr que Pierre Seel, le petit homme à l’accent alsacien *3 à jamais marqué par les supplices, ait su retrouver la voie vers le printemps, tellement il était imprégné par son jugement de l’indignité de sa propre situation qu’il en resta longtemps mutique, crucifié par ses cauchemars nocturnes. Il rallumait avec constance « la flamme de la bougie qui brûlait en permanence dans sa cuisine quand il était seul. Cette flamme fragile » était son souvenir de « Jo, » son « tendre ami » qu’il n’ose toujours pas nommer amant, dévoré vif sous ses yeux par les chiens des nazis.
Tandis que la Préfète suivie des représentants des élus qui nous gouvernent va saluer les porte-drapeau avant de regagner ses quartiers dans d’ultimes claquements d’ordres et une dernière sonnerie « aux champs » qui clôturent cette journée nationale du souvenir des héros et victimes de la déportation, je m’éloigne en compagnie d’Arnaud.
Nous marchons côte à côte, en silence, encore accablés par l’indispensable lutte contre nos démons intérieurs, nos plus noirs penchants, toxiques, qui ont conduit à ces tragédies, frissonnants sans pouvoir dire si c’est à cause du vent coulis du printemps ou d’une rétroactive épouvante. Un seul antidote est possible : proclamer la vie et notre liberté.
Bienheureuse génération que la nôtre qui aura échappé à tout conflit sur notre propre sol.
- « Allons prendre un verre, Arnaud ! Je rêve d’un vin blanc clair et frais, un peu mordant, aux arômes de fleurs blanches. »
Accoudés à cette table haute, nous sommes seuls en terrasse par ce temps encore frisquet. Je lève mon verre pour mirer le breuvage dans le soleil, l’inclinant puis le redressant, en apparence exclusivement concentré sur le fugace chatoiement des couleurs.
- « Après cette détresse, je veux te dire : j’ai envie que tu restes dormir avec moi pour partager mon lit et que, même si ça te parait un peu fou, ça vaut la peine d’essayer. »
Je me suis retourné d’un bloc vers lui, pour le clouer de mes deux yeux. Il s’est appuyé des deux avant-bras croisés sur la table, son verre tangue dans sa main droite, ses yeux voltigent de bas en haut, dans un instable sautillement. Un pâle sourire étire un instant ses lèvres, il souffle.
- « On peut toujours essayer … »
Puis, en tremblant, il puise en lui la force de ramener lentement ses yeux vers le haut, jusque dans les miens qui les attendent : « oui ! » Il sourit, modeste et rougissant.
Trinquons : à nous, mon roudoudou ! « Don’t leave me this way » *4
La déportation des homosexuels.
Bien qu’unanimement reprouvée socialement, l’homosexualité a eu un destin juridique bien différent en France et en Allemagne.
En effet, en France où le crime de sodomie était puni du bûcher sous la royauté, l’Assemblée Constituante, s’appuyant sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, a totalement dépénalisé l’homosexualité les 25 septembre et 6 octobre 1791. Les régimes impériaux, monarchiques et républicains des XIXème et XXème siècles ne reviennent pas sur cette mesure (jusqu’à l’ordonnance signée par Pétain en 1842). Or les versions successives de notre Code Pénal (1793 et 1810) doivent beaucoup à Jean-Jacques Régis de Cambacérès, ministre de la justice, puis second consul puis prince archichancelier d’empire, que les caricaturistes de l’époque surnomment « Tante Turlurette ».
A l’unification de l’Allemagne en 1871, au contraire, le chancelier Bismarck impose la reprise d’une loi prussienne qui condamne « les actes sexuels contre nature » et la généralise à tout l’empire. Cette volonté répressive encouragera les positions militantes chez les homosexuels allemands et Berlin sera leur ville phare dans les années 1920. Cet article 175 du Code Pénal allemand sera durci par les nazis en 1935 et constitue un obstacle légal à la reconnaissance de la déportation pour motif d’homosexualité puisqu’elle est condamnée par la loi, jusqu’à l’abrogation de l’article 175 en 1967 en RDA et, seulement, en 1994 en ex-RFA (réunifiée).
Dès l’annexion de l’Alsace-Moselle occupée, le 18 octobre 1940, le code pénal allemand y est appliqué avec rigueur. C’est ainsi que Pierre Seel, qui, suite au vol de sa montre, a été fiché comme homosexuel par un policier français zélé, est arrêté, torturé, violé puis déporté au camp de Schirmeck en Alsace. Il y assistera à la mise à mort publique de son tendre ami Jo, dévoré par les chiens policiers. Il ne rentrera qu’en août 1945. Mais face au mur de réprobation dressé devant lui, à l'homosexualité, à ses yeux, inavouable, il s’enfermera dans le silence et décidera de mener « une vie comme les autres » avec le mariage et la vie réglée. Pourtant « son passé continuait à le ronger de l’intérieur », dit-il.
La déclaration de l’évêque de Strasbourg, le 8 mai 1982, qui « considère l’homosexualité comme une infirmité » le fera sortir de son mutisme. Il témoigne et il publie « moi, Pierre Seel déporté homosexuel », un récit (encore disponible) écrit en collaboration avec Jean Le Bitoux, paru en avril 1994 et qui reste, à ce jour, un des rares témoignages de ce motif de déportation par persécution.
Outre les colloques et autres manifestations, Pierre Seel participe à de nombreuses émissions telles « la marche du siècle » de Jean-Marie Cavada, à la télévision le 12 octobre 1990, et « là-bas si j’y suis » de Daniel Merlet sur France Inter le 14 avril 1993, dont on retrouvera facilement trace. Voir le témoignage de pierre Seel, déporté pour homosexualité dans un précieux documentaire d’Hervé Hirigoyen (6’56’’)
Pierre Seel s’éteint en 2005.
L’article ci-dessous « Les homosexuels déportés reconnus », publié le 27 avril 2001 par le journal « Libération » sous la plume de Blandine Grosjean, témoigne des oppositions farouches à la reconnaissance d’une déportation homosexuelle en France.
« Hier, pour la première fois, l’État français a reconnu la réalité des persécutions subies par les homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale. Au détour d'un hommage à Georges Morin, résistant mort en déportation, Lionel Jospin, Premier Ministre, a prononcé ces mots tant attendus par les associations homosexuelles : « Il est important que notre pays reconnaisse pleinement les persécutions perpétrées durant l'Occupation contre certaines minorités ¬ les réfugiés espagnols, les Tziganes ou les homosexuels. Nul ne doit rester à l'écart de cette entreprise de mémoire. »
Gerbe piétinée. A trois jours de la Journée nationale du souvenir des victimes et héros de la déportation, ce discours va redonner du cœur à tous ceux qui, depuis des années, tentent en vain de s'inviter à cette commémoration. « C'est un tournant historique », a immédiatement réagi Jean le Bitoux, président du mémorial pour la déportation homosexuelle. De 1933 à 1945, des dizaines de milliers d'homosexuel(le)s ont été envoyés en camp par les nazis. Niée par les autorités françaises qui ne reconnaissent que deux types de déportés ¬ les résistants et les civils, y compris pour motifs raciaux ¬, cette persécution fait l'objet d'une revendication têtue des homosexuels français. En 1976, la première gerbe déposée illégalement au mémorial de l'île de la Cité avait été piétinée par un membre d'une association officielle de déportés : « Cette gerbe salit la mémoire de millions de martyrs. »
Légitimation. Depuis, les incidents se multiplient chaque dernier dimanche d'avril. En 1985, à Besançon, six homosexuels avaient été blessés par une dizaine d'anciens déportés tandis qu'on entendait crier « on devrait rouvrir les fours pour eux ». Il y a trois ans, le maire de Reims avait barricadé l'accès au mémorial, et à Caen, Lille ou Lyon, les militants arborant le triangle rose ¬ signe distinctif des homosexuels ¬ ont été refoulés. Depuis l'an dernier pourtant, le rabbin de Rouen convie les homosexuels au chant des morts à l'issue du dépôt de gerbe.
La légitimation par le Premier ministre survient trois semaines après deux gestes du secrétariat d’État aux Anciens Combattants. A la demande des associations, une commission historique va travailler sur la déportation des homosexuels français. Les préfets ont par ailleurs reçu un courrier les incitant à intégrer les représentants de la communauté homosexuelle aux cérémonies de dimanche et, « le cas échéant » ¬ autrement dit, en cas d'hostilité des déportés locaux ¬, à les autoriser à déposer leur propre gerbe à l'issue de la commémoration. La Fondation de la Mémoire, qui regroupe les associations de déportés, s'est associée à cette évolution. » Libération, le 27 avril 2001.
Le 24 avril 2005, dans son discours à la Nation lors de la Journée nationale du souvenir de la déportation, le président Jacques Chirac déclarait : « En Allemagne, mais aussi sur notre territoire, celles et ceux que leur vie personnelle distinguait, je pense aux homosexuels, étaient poursuivis, arrêtés et déportés. »
Le 26 avril 2015, lors de la 70ème journée nationale du souvenir de la déportation, le président François Hollande visite le camp de Natzweiler-Struthof, seul four crématoire installé sur le sol français. Les prisonniers du camp voisin de Schirmeck, dont Pierre Seel, ont contribué à sa construction. Dans son discours, le président nommera les Roms et les homosexuels y ayant été internés et ayant servis de cobayes à des expérimentations.
Aujourd’hui, un des spécialistes de la question reste d’Arnaud Boulligny, chercheur pour la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, auteur de « Les homosexuel.le.s en France : du bûcher aux camps de la mort – Histoire et mémoire d’une répression », Ed Tirésias-Michel Reynaud, 2018, une publication qui fait état des dernières recherches sur le sujet.
*1 Jean Ferrat « nuit et brouillard »
*² Leny Escudero interprète le chant des déportés ou chant des marais qui évoque le travail des déportés, les violences subies mais aussi leur espoir d’être libérés. Les paroles ont été écrites en 1933 par le mineur Johann Esser et l’acteur et metteur en scène Wolfgang Langhoff, la musique composée par un employé de commerce Rudi Goguel, prisonniers politiques communistes détenus par le régime nazi au camp de concentration de Börgermoor en Allemagne.
*3 Témoignage de Rudolf Bradza et Pierre Seel sur les triangles roses. Des associations dont le « Mémorial de la Déportation Homosexuelle » et « Les Oublié.e.s de la Mémoire » entretiennent ce souvenir encore contesté au nom d’une morale dépassée.
*4 Un peu d’insouciance avec Les Communards.
Amical72
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